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Un tour en métro
Jai parlé un jour à Thierry du vertige de linsensé, de ce vide sous les pas, comme ça, pour quil voie la couleur de mes lèvres, en ce moment plus quetsche que framboise. Il sest alors planté molto serioso devant moi et ma demandée Tu crois?
Oui je croyais. Il ma regardée dans les yeux comme on se pose sur une borne, au milieu dun chemin, avec un sens dun côté, un sens de lautre côté, et lui assis au milieu. On était un mardi. Je navais pas de cours à donner, lui se reposait, on engrossait les belles.
- Je temmène faire un tour, ma-t-il dit.
- Où ça?
- En métro!
- En métro?
Je sais que ça peut paraître ridicule mais il y avait bien dix ans que je ny étais pas descendue. Entre sa Rolls et ma petite Mercedes, le métro semblait un lointain exotisme. Être célèbre dans le métro cest descendre aux enfers, de la guimauve tout à coup distribuée à mille mains denfants. Mais il semblait y tenir, bien que sa plus grande célébrité risquât de laffliger davantage. Jusquà Barbès-Rochechouart, nous nous heurtâmes à des regards comblés et niais; je signais quelques autographes, lui non.
Nous descendîmes à Barbès. Pourquoi Barbès? Étais-je en pénitence? Était-ce pour labattage? Allait-il me mettre sur le trottoir?
Des arabes,
héros de rêves fizgeraldiens vomis puis ressortis de poubelles
Il mentraîna vers La Goutte dOr, sans Bruce en protection, dans un monde où les occidentaux disparurent, ne laissant place quaux arabes parsemés de quelques noirs.
Les arabes nous dévisageaient de plus en plus bizarrement, tous sales, mal rasés, empuantis de crasse. Les rares femmes, vieilles et coiffées dun fichu, avaient des vides dans la bouche à la place des dents et quelques plots en or pour faire piquets au vide. Certains hommes, qui se voulaient élégants sans doute, portaient des pantalons anciennement blancs, à pattes déléphants, sans ourlets, qui traînaient sur le sol, et des vestes crasseuses trop petites tirant à lextrême sur les épaules. Ceux-là, héros de rêves fizgeraldiens vomis puis ressortis de poubelles, étaient encore plus effrayants, zombies entre deux mondes, revenants doutre-tombe. Des têtes dagneaux à lodeur nauséabonde tournaient dans des rôtissoires sous des merguez pendues. Lodeur vraiment infecte me soulevait le coeur, il ny avait pas une boucherie mais 3, 4, 5 et partout les têtes dagneaux, toute dentition dehors, qui tournaient, brûlaient plus quelles ne cuisaient avec les dents de plus en plus blanches et la peau cramoisie qui puait. La langue arabe, autour, nétait pas celle de la poésie que je connaissais. Ce nétait que morceaux de mots mâchés et crachés dont les plus virulents me tombaient dessus. Ce monde était grouillant. La peur me venait de ce quil grouillait, la densité créait lhorreur, sils voulaient, on ne sen échapperait pas.
Je me disais, enfin je ne lai pas formulé ainsi mais ça ma traversée, quêtre objet dhorreur, de rejet, de haine ou de jouissance, cétait pareil. Dans la peur, cest la sensation, pas le sens, on ne peut la comprendre si on nest pas dedans, cest la trahison de la raison, lemportement. Là encore, avoir peur ou être amoureux voisinent. La raison se perd dans un nuage noir.

À la recherche d'un emploi ou d'un meurtre
Il fallait marcher. Tous semblaient des bandits, létaient-ils sans doute que non, mais tous deux, seuls à être propres, la peur physique métreignait, limpression de plonger dans la nuit du monde, dans une sous-humanité à part, avec leurs enfants, leur P.M.U. et leurs bières quils buvaient dans leurs bars toujours crasseux. Je discernais dans les échoppes des robes à dix francs vieilles de trente ans, aucune babouche en cuir que lon voit au Maroc au marché pour touristes mais des sandales en plastique à cinq francs. Je nai pas le souvenir quun seul dentre eux sourît.
On pouvait croire que tous venaient de prendre une suée, quils sortaient de quinze heures daffilée prisonniers dune salle des machines surchauffée à lintérieur dun pétrolier en fer où que pendant ce même temps ils avaient arpenté des quais à la recherche dun emploi ou dun meurtre et quà les croiser on pouvait être lemploi et le meurtre, que tout à coup, on était la cause quils ne soient ni propres ni rasés, quils sont ce quils sont parce quon est, et quen nous égorgeant ils retrouveront le silence. Javais limpression physique dêtre au milieu de rats qui pouvaient aller impunément sous ma robe, non parce quils étaient arabes, quoique ça ajoute à la peur, dans lenfer tous aussi parlent une autre langue, mais parce quils sont déchus, hors respect deux-mêmes, dangereux car au bout du rouleau, quils ont voulu une Terre Promise et que la Terre Promise cest ça.
Les mots ont du mal à exprimer cette sensation physique, ils ne sont pas séparés, - arabes - peur - misère - saleté -, misère et saleté sont à lintérieur du mot peur et -arabe- est ce qui le met en majuscule. Je réalise quarabe et serpent cest pareil, lobjectivité na rien à voir, on est le sujet aliéné de racontars dadultes quand on est enfant, on a peur devant sans raison, où il faudrait que larabe soit propre comme le serpent dans une cage.
On est là en aristocrates des années trente descendant dans des guinguettes côtoyer des prolétaires malfrats, la peur au ventre, pour la peur dêtre dérobés, tués, niés dans leur condition daristocrates ou renforcés. Cest eux qui avaient le pouvoir quand là, forcément, ils ne pouvaient se montrer que lâches, que Rien face à leurs femmes quils amenaient pour se montrer ça, riches et lâches, des Riens supérieurs.
Jai pris la main de Thierry et je lai lâchée. Sa main était froide et la mienne mouillée. Jai vu quil était impossible, à ce moment précis, déchapper à la peur. À moins dêtre adopté par lun deux mais ce nétait pas le cas. Je crois que jai compris le sadisme des français pendant la guerre dAlgérie. Ils ne pouvaient aussi quavoir peur. Je ne les excuse en rien mais découvre les excès de la nuit.

Cette jonction entre vulve et cuisse, qui, chez le poulet, se nomme je crois le bréchet
Enfin, sains et saufs tout de même, nous rejoignîmes le métro, à la station La Chapelle. Sur le quai je vis deux belles jeunes femmes, touristes, habillées de façon assez provocante. Seule la totale inconscience avait pu les déposer à cet endroit. Quun objet soit tout à coup là, et désirable, paraissait surnaturel. Ces deux filles étaient deux cordes pour se hisser vers le retour. Une dégageait un sein, à cause du poids dune paire de lunettes dont une branche était accrochée à son pull, et la seconde montrait lextrême haut de sa cuisse par léchancrure large de son short, cette jonction entre fesse et cuisse, ici haute, presque entre vulve et cuisse, qui, chez le poulet, se nomme je crois le bréchet.
Cette envie soudaine que nous éprouvions ensemble pour les deux femmes, nous ramenait dans le monde des vivants. Plus tard, il me dira deux choses, lune pompeuse, que la jouissance est une échappatoire à la réalité, et lautre, plus intime, quà la mort de sa grand-mère il navait eu, pour antidote, que lirrésistible envie denfouir sa tête dans la peau fraîche dune jeune femme, den respirer leau de chaque pore, en insatiable assoiffé, se dégager par cette chair des premières cendres de la morte.
Le métro nous emporta hors de cette nuit. Cette ligne Nation-Dauphine a la particularité de traverser des mondes différents. Larabe laissa la place au populaire vers Pigalle puis au bourgeois à Monceau. À Malesherbes, montèrent des femmes à petits chiens et des hommes à cravate. On traversait des strates dunivers. Nous nous arrêtâmes à lÉtoile pour, à pieds, descendre les Champs-Elysées. Tout à coup on était reconnu, des gens nous souriaient, ou plutôt souriaient à notre image. Thierry navait rien dit jusquà lors, mais, maintenant, me montrait ostensiblement les boutiques de luxe que je connaissais déjà. Il me les montra précisément. Nous descendîmes la rue Saint Honoré où les pulls valent 3 OOO francs, la moindre chaussure 4 OOO, un tailleur 2O OOO. Devant la boutique du joaillier Ilias Lalaounis, il me montra les parures que portaient ses filles sur des publicités conçues pour Vogue. Chaque entrée de magasin était composée de matières précieuses cèdre, marbre, acajou, orme, loupe de noyer, feuilles dor... Rien que je ne connus déjà mais après La Goutte dOr, la disparité des mondes nen était que plus saisissante. La peur avait cessé, mais les palpitations restaient là. Dhabitude, jaurais eu envie de ces objets quil me montrait précisément mais en memmenant là-bas, il avait sali mon envie. On est traversé par les mondes que lon traverse. Un écrivain est une éponge. Je ne sais plus qui a dit ça. Là-bas jétais du monde dici et maintenant je ramenais du monde dailleurs, puis je songeais à mon envie, qui ne pouvait être entière car la peur ne mavait pas totalement quittée. Envie. Dans envie, il y a être en vie. Lenvie est-elle opposée à la peur?
Thierry me dit alors: Regarde, tout ce que tu vois, absolument tout, dans ces moindres détails et surtout par les détails nest là que pour nous faire oublier quau fond, nous sommes tous ceux que lon a croisés à La Goutte dOr. Au fond, tout au fond, nous sommes ces arabes que lon a croisés, ceux qui nous font peur parce quen fait, cest nous. Et tout ce luxe, tout ces prix insensés sont là pour nous faire croire quon nen fait pas partie, et plus cest cher, plus cest censé nous le faire oublier! Et sil y a tant de clientèle arabe, cest pour quelle loublie doublement.
Nous sommes tous des arabes de la Goutte dOr.
Cette idée me transperça, je me sentis tout à coup la culotte sale. Cest encore un sentiment absurde pourtant, en effet, jétais ramenée à ce que je fuyais. Lélégance nétait que la fuite de son magma primitif, jétais ramenée à la femme que lon chasse parce quelle a ses règles. Thierry avait ri un jour de lélégance je narrêtais pas de parler délégance jusquau jour où elle et Gance sont partis. Jen avais trop parlé. Là, je me sentais traversée par le fait dêtre cette arabe de la Goutte dOr, comme antan Cohn Bendit avait dit que lon est tous des juifs allemands. Mais jen comprenais le sens, ici et maintenant.

le contraire de la nuit est lartifice
Puis une autre idée me vint, aussi forte et évidente, quil navait pas formulée lui-même. Une idée venue en éblouissement au sortir de cette nuit, quand le déraisonnable des prix me sauta aux yeux cest quil ny a pas de jour, que le contraire de la nuit est lartifice. Seule loutrance peut faire obstacle à la nuit. Cest pourquoi, dans la mythologie arabe leur jour nest ni un jour ni une nuit ce sont les 1001 nuits. Envers de la nuit, en-nuit. Lenvers de la nuit, ce nest pas le jour, cest lartifice. Le jour est impossible. On meurt dans le jour, on entre dans la nuit. Lexcès cest le jour de ceux qui savent comme le silence est un excès.
Le contraire de la nuit est la théâtralité. Les prix déments étaient de la théâtralité, du langage joué, de la littérature. Tout se mêlait. Ça me rappela Barthes, une nouvelle fois, pour qui dans la langue, servilité et pouvoir se confondent. A nous, disait-il, qui ne sommes ni Abraham, chevalier de la foi, ni surhomme nietzschéen, il ne reste quà tricher avec la langue, quà tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet dentendre la langue hors pouvoir, dans la splendeur dune révolution permanente du langage, je lappelle pour ma part, littérature.
Partis dune confusion totale du symbolique avec les 3OO fillettes essayant de déféquer sur la litière pour chat, sur fond de chants doiseaux, avec comme arme des rouleaux de papier hygiénique frappés de leffigie de Thierry, on avait atterri dans le réel des arabes avant de se retrouver, confus, dans limaginaire de la rue du faubourg Saint Honoré qui ne prenait sens, ou non sens, que dans sa théâtralité. Voyage à lintérieur de la confusion de lhomme, avec, en fil de lin, la peur et son non sens. Quand lui ai-je pris la main, je ne sais pas, mais à un moment jai craint dêtre perdue.
Sa bouche était près de mon oreille et sa phrase se mêlait à lapproche du baiser tu vois bien, le vertige de linsensé dont tu sembles maccuser, ce nest pas le petit que je provoque, cest le grand de la vie même!
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