xxxxxxxxxxxxxx
cliquez sur les images
Robert MALAVAL
peintre

par Jean-François Bizot

in Underground, l'histoire, ed. Actuel / Denoël
...1980. Dans sa fosse en béton de la Maison des arts, au milieu de Créteil, Robert Malaval en est à sa trentième bière. Il est 10 heures du matin et il tourne et titube autour de sa toile avec son balai, qu'il a trempé dans la peinture outremer. Où mettre la dernière tache ? Comment achever cette toile d'un geste définitif qui lui plaise ?

Pendant l'après-midi, tout l'après-midi, il n'y a pas eu beaucoup de spectateurs. Depuis dix ans, il veut monter sur scène, être un rocker, brosser des tableaux comme cinq riffs de guitare électrique, arracher des émotions au public et finir sa toile d'un accord sec qui le jette hors du concert avec ce mélange, d'énergie et de frustration, cette beauté suspendue d'un coup qui fait la force du rock.

C'est pour ça qu'il a accepté l'exposition de Créteil. Seule l'urgence parvient à le faire peindre. Depuis dix ans, il refuse d'être un artiste minutieux et il contredit son talent et son caractère. Plusieurs fois déjà, il a changé de style pour éviter de devenir un bureaucrate de sa propre œuvre. À chaque fois, Robert Malaval est retombé dans le magma de l'époque pour y chercher l'inspiration et la motivation. À chaque fois, il a connu les périodes blanches où rien ne s'annonçait, quand il refusait la peinture comme on évite son destin, pendant un, deux, trois ans. À chaque fois, il a dû attendre que l'énergie monte en lui, sans contrôle

Cette fois, enfin, le défi vient du public. À la Maison des arts de Créteil, le public de banlieue ne plaisante pas avec l'Art. Et Malaval a déjà reçu des volées d'insultes. Pauvres spectateurs : on leur a tellement monté le bourrichon sur le génie qu'en exécutant ses toiles en une petite heure, Robert Malaval leur lance un intolérable défi.
Regardez-le : il a fait des dizaines de croquis rapides sur des morceaux de papier. Il tourne autour de la grande toile blanche. Un ventilateur à paillettes pend du plafond. Sur les 24 pistes de la sono, Malaval fait passer ses bandes. Les oiseaux pépient, la mer déferle, les cigales se racontent des histoires. Voilà Malaval qui tire son ventilateur. Le moteur siffle, les paillettes giclent sur la toile en grandes traînées arrachées. On coupe le courant. Malaval tourne encore et change d'instrument. Il trempe un gros pinceau ou une brosse. Dans sa fosse, il a l'air d'un ours en cage. Il se cogne à lui-même. Tout d'un coup, il se décide et frotte le milieu du tableau. Voilà, C'est fini.
Certains jours, rien ne se passe. D'autres, Malaval entreprend trois toiles à la suite. Depuis quinze jours, Robert a connu tous les publics. Des professeurs sont venus avec leur classe : les enfants aimaient bien. Ils ont même peint une toile avec lui. Les profs s'offusquent.
Un groupe d'agricultrices est resté une heure à poser des questions paysannes : " Vous en vivez ? où vous placez ça ?"" Malaval les a séduites. Et elles ont applaudi.
La majorité refuse cet art improvisé. Ils ont du Vermeer et du Michel-Ange plein la tête et ils collent des petites étiquettes sur les tableaux. " Un enfant de 2 ans ferait mieux ! Quelle décadence ! " " Ça me fait penser à des tableaux de classe barbouillés. " " C'est la maternelle ! "

Malaval en rit et se les prend un par un quand il se les chope et que son angoisse est calmée par les bières. A Créteil, la culture est tellement scolaire, didactique, respectable. Ce soir-là, Malaval et l'organisateur de l'exposition ont donc bu trente bières et les spectateurs du concert classique se retrouvent à trois cents dans le couloir qui surplombe la fosse du peintre. Ils viennent d'entendre Isaac Stern, le violoniste, ils ont mis leur costume de soirée et madame a sorti son plus beau sac à main. Ils attendent. En contrebas, Malaval titube en rigolant, s'appuyant à moitié sur l'organisateur. On croirait qu'ils s'enlacent : ce sont plutôt des boxeurs exténués. Robert Malaval ne trouve pas comment finir cette toile.

Depuis le balcon, les cris fusent : " Pédéraste ! Taré ! " Malaval prend son balai, le trempe dans la peinture bleue et le jette en l'air. La peinture éclabousse les costumes. On en vient presque aux mains.

Le lendemain, le directeur de la Maison des arts reçoit des lettres de protestation et des demandes d'indemnités pour le nettoyage des costumes. Mais le même jour, les employés de la Maison des arts viennent féliciter Malaval : avec son pinceau jeté, il les a vengés des bourgeois. Le sénateur du Val-de-Marne, saisi par ses électeurs, intervient au Sénat pour dénoncer le gaspillage des fonds publics, 100 000 francs alloués à cet imbécile à moitié ivre qui se moque du monde. Et le directeur de la Maison des arts de Créteil achète une toile.

En deux mois, Robert Malaval peint quarante toiles superbes. Il n'a pas peint depuis deux ans. Il dort dans une loge d'artiste. Une petite boîte en béton brut, sinistre. Il n'a qu'un jour de relâche, le lundi. Certains lundis, il pleure d'énervement dans des restaurants.
"On n'a jamais insulté un virtuose parce qu'il ne joue qu'une heure. Il faut du courage pour monter sur scène, mais le public m'inspire. On est en état de guerre contre soi-même et le minable extérieur Je peins au dernier moment pour que ma peinture soit la plus fraîche possible. Ça m'ennuierait d'en faire du matin au soir et de parfaire toute ma vie le même tableau. Tous ces gens ne savent donc pas que Renoir disait : "Ce dessin m'a peut-être pris cinq minutes, mais j'ai mis soixante ans à y arriver." " Robert Malaval a 42 ans. Ils sont rares, les quadragénaires adolescents. Pour des milliers d'artistes confits ou déconfits, il y a eu Miller et Picasso, qui sont arrivés jeunes à 80 ans.

Malaval tourne autour de l'art depuis plus de vingt ans. Depuis Picasso ou Miller, le flux des modes et le tourbillon des images se sont accélérés. Malaval a voulu tout vivre. Le travail minutieux au début des années 60, le dandysme du pop et le LSD, le regain de l'art après 68, les gribouillages dérisoires quand on a détruit le style, l'époque heureuse des grands éclatements au début des années 70, le délire cosmique de ses grandes toiles à paillettes, le déchirement de punks et des loubards il y a cinq ans, fin 1976.

Malaval vit le grand défi. Il ne vit que sur cet équilibre précaire entre l'inspiration et le savoir faire, quand l'un essaie de déborder l'autre sans le détruire. C'est pour ça qu'il a brisé plusieurs fois le système qui lui aurait permis de vendre, de réussir, de finir à l'Académie, de rajouter des toiles à d'autres toiles et des dollars à d'autres dollars.
Modigliani, Van Gogh ou Nicolas de Staël sont morts en plein combat. A 42 ans, à l'aube d'une époque speed, Malaval sent que son corps trop sollicité ne répond plus comme celui d'un adolescent. Il ne veut pas s'économiser. De temps en temps, il S'effondre de lassitude. A Créteil, le show dure depuis début mai et quand il se finit à la mi-juillet, Robert dit à son fils : " La note arrive. J'ai bien vécu et je n'ai pas envie de payer l'addition. "

D
epuis des années, il évoque le suicide avec sérénité, quand il est surmené, quand il souffre ou, à l'inverse, quand il se sent très bien. La mère de ses enfants lui conseille de se reposer, d'aller voir un médecin. de faire une cure de sommeil et de choisir, une fois calme, entre la vie et la mort.
Robert a l'air d'entendre. Et puis il n'y arrive Pas. L'effort de création l'a chambardé: comme une tournée de rock, comme Hendrix, Joplin ou tant d'autres. Se charger, se calmer, se recharger, décharger, s'enivrer pour traverser le miroir cruel de l'art, se jeter sur la toile et l'oublier et se retrouver vide avec l'ouragan des musiques inachevées dans la tête, dans son atelier délabré de la rue du Pont Louis-Philippe en août, sans trop de copains.
Juste avant le 15 août, sans avoir réussi à se reposer, Robert Malaval met en ordre ses papiers, écrit une lettre, se couche sous deux lampes d'architecte et se tire une balle dans la tête. (...)

Lire le début et la fin dans Underground l'histoire, édition Actuel / Denoel

Pas de stylo à gauche ? cliquez la clef !

// Vouloir tout saisir, c'est un vertige terrible / faut aimer ça / de la vie à la mort faire le voyage / encore une fois encore une nuit encore un in tant /j'aime à penser à des milliards, d'années / à l'infini et au néant toutes ces choses vertigineuses comme les valses de Strauss (et 1e champagne) // Parfois je sens notre vieux monde couler comme un vénérable camembert tout semble vain / je crois que je suis mort, alors pourquoi de temps à autre un visage, un tableau ou une chanson remet tout en marche et je ne vis que pour ça // Quand je peins, c'est que j' en ai envie / et ça recommence / je fais ce qui me plaît / je me fous de ce que les autres et moi ont fait / j'aime les paillettes jetées à la volée, les étoiles, les étincelles dorées / j'aime le charme, le mouvement et l'atmosphère // Ce que je suis, qui peut me le dire ? / les mots n'ont pas de sens mais parfois les images / j'aime la tempête et les orages / à dire vrai je me sens de moins en moins humain / j'aime la viande rouge, les steaks saignants / qu'est-ce que ça veut dire ? Où suis-je / bleu jaune vert rouge NOiR // Qu'on le sache bien / rien n'est plus précieux que le petit cœur qui bat tandis qu'elle dort sur le sofa de l'atelier / Je donnerais toutes les œuvres d'art de 1'univers pour ça pour cette chose sublime / fragile qu'un rien éteint, qu'un rien enflamme / juste un peu de vie

Tout est pareil jusqu'à ce qu'on décide que c'est autrement // Maintenant ça va changer // Allez encore une fois / encore / encore/" tout compte pour zéro / pour toujours / à L'INFINI / ET J'AIME çA //

Robert Malaval