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La

Cène
illustration: TZP studio
On était réuni, quinze autour d'une table, pour ce que je savais être notre dernier repas.
-N'es-tu pas bien, là, Emmanuel, autour de tes douze disciples ?
-Non.
-Il a dit oui !
Je ne sais qui me baisait les mains. Pas une femme autour de moi. Pourquoi exclure Madeleine, la seule pure. Avancer… Se donner…
-Vous m'avez suivi, aimé. Maintenant, je m'offre à vous. Ce que j'offre de moi est le pain de la vie éternelle quand celui qui sort du four n'est qu'une nourriture périssable. Je suis le pain de vie. Quand vous avalerez celui que je romps, c'est moi que vous avalerez, mon esprit posé en cette chair.
Je coupai des petits morceaux de pain levé, interdit pendant la Pâque où l'on devait le manger sans levain.
-Ce que vous mangez n'est pas du pain, mais ma chair.
Je leur servis du vin.
-Ce que vous buvez n'est pas du vin, mais mon sang.
Ils hésitaient à transgresser un nouvel interdit, puis osèrent goûter ma chair incarnée dans le pain levé, et elle leur parut bonne. Une seule bouchée les nourrissait. Ils burent le vin et je me vidai de mon sang. Mon corps tressaillait à chaque morsure, mes veines à chaque aspiration. Je me mis à trembler et ils se mirent à trembler. Plus ils me mangeaient, et plus nous ne faisions qu'un. Je sentais les jarres de vin trembler. Les cires, des jarres encore fermées se descellaient, et, tour à tour, un jet en fusait. Les lèvres des apôtres tremblaient, les bas-ventres hoquetaient, le mien autant que le leur, et au bout du repas nous avions tous les cuisses mouillées. Jamais nous ne fîmes autant Un. La salle puait le nard trop concentré, le vase le contenant avait été rompu et nous puions tous comme si le trop lourd parfum avait engorgé notre tête.

La tension tomba et une peur s'immisça dans la place vide. Comment leur avouer que j'étais né sans Dieu et mourrait sans lui, alors que je lui avais voué ma vie ? Il m'avait choisi pour le voir en face, m'avait oint de son odeur, puis abandonné comme il avait abandonné le monde. Celui-ci reposait entre mes mains. Il m'avait, par sa révélation, transmis son témoin merdeux.
Je me levai de table, ôtai mes vêtements, versai de l'eau dans un bassin, et lavai tous les apôtres là où leur vie avait coulé après qu'ils aient mangé et bu de moi. Alors Jean enleva le linge dont il était ceint, et aussi me lava. Les autres, jaloux, enlevèrent tour à tour leur linge et me frottèrent bien que je fus propre, mais je gardais sur moi l'odeur de Dieu.
Judas était couché sur mon sein. Je le relevai.
-Mes enfants, mes frères, je suis pour peu de temps encore avec vous. Vous me chercherez. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres. Mais, pour me rendre un dernier service, il faudra qu'un de vous me trahisse. Oui, je vous le dis en vérité, l'un de vous me trahira. Chacun se dévisageait, puis, peureux, se tournait vers moi.
-Est-ce moi ?
-Est-ce moi ?
Personne ne voulait être celui-là.
-Qui est le disciple qui te trahira ? demanda encore Thomas.
-C'est celui à qui je donnerai le morceau trempé.
Et je trempai un morceau de moi que je tendis à celui qui venait d'être le plus proche de moi, celui que j'avais décollé de mon sein, Judas.
Combien de fois avais-je mangé des morceaux trempés de Grecs, de Chypriotes, de Romains, même de Juifs…
Judas pleurait, et refusait.
-C'est toi que j'ai choisi pour te cribler comme le froment, et j'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas. Maintenant, embrasse-moi.
Et je reçus sur la joue le baiser de Judas.
-Mange le morceau trempé et l'on croira que par lui Satan est entré en toi. Ce que tu fais, fais-le promptement.
Alors, par amour de moi, Judas surmonta son dégoût et avala le pain. Je savais qu'il aurait peur mais irait jusqu'au bout, qu'il négligerait sa sueur tombant sur ses lèvres en grumeaux de sang. Il avait le pire rôle car l'histoire ne retiendrait pas qu'il serait le véritable crucifié.
-Tu m'échangeras contre de l'argent, Judas. Tu leur demanderas autant qu'ils estiment que je vaille.
Pierre me regardait bizarrement. Je lus dans ses yeux qu'il me trahirait trois fois.
-Je te le dis en vérité, aujourd'hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu me renieras par trois fois.
-Cela ne se peut !