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Les

hommes

chiens
illustration: TZP studio
- Je le prends à dix contre un !
-Moi seulement à cinq !
-Là, prends le rachitique prêt pour le combat suivant, il est à trente contre un. Ce ne sont pas les plus gros qui gagnent. Il faut bien regarder les dents. Ça vaut le coup. Allez parie ! Pour un shekel, tu peux en gagner trente !
-Mais je peux aussi le perdre !
-Pauvre con ! Je ne vais pas te donner trente shekels contre rien !
Tartarouchos et Michée m'avaient entraîné dans une Jérusalem inconnue nichée au milieu d'un dédale.
-Nous allons te montrer, Jésus, que les pauvres ne valent pas mieux que les riches. La même haine grouille, les mêmes ressentiments encore attisés par les poux et les croûtes, plus l'insatiable envie de richesses qu'ils n'ont pas. Le pire n'est jamais certain, il est tout au plus probable. Il y a toujours pire. Demain, il y aura pire.
-Aujourd'hui même il y a pire, insistait Michée.
-Pire ?
-Oui. Tu n'as pas encore vu les sanglants combats d'hommes-chiens attisés par les hourras des parieurs. Nous t'y menons. Tu vas voir pire que les crucifixions.
Depuis plus de cinq ans que je raclais les bas-fonds de Jérusalem, je n'aurais donc pas tout vu ? Où avais-je les yeux ?
-Tu n'arrives pas à te détacher de Dieu, Jésus. Tu luttes tant contre lui, tu veux tant détruire son ouvrage qu'il t'obnubile. Tu ne penses qu'à lui, il est ton phare. D'habitude, le phare indique les rochers acérés qu'il faut fuir quand toi, tu t'y diriges, tu as le vertige de Dieu et tu tombes, tu te fracasses, ton cœur chavire.
Qu'il était indécent de se laisser lire le cœur par Tartarouchos, un tueur, un paria, le paria des parias.
On arriva à une petite place cachée. Il fallait faire semblant d'entrer dans une maison qui n'était qu'une façade et l'on accédait à un petit quartier inconnu, enserré, seulement accessible à partir de trois ou quatre fausses demeures semblables.

D'énormes cris me déchiraient les tympans. Comment ne les entendait-on pas de l'extérieur ?
-Je le prends à cinquante contre un !
-Moi seulement à vingt !
Les parieurs s'égosillaient toujours, les faces rouges, les joues ballons gonflées, leurs fronts ridés de crevasses sales.
Dans un cercle dégagé, deux hommes nus entrèrent, les mains attachées dans le dos.
J'apprendrais plus tard que des truands de cette cour des miracles s'emparaient de nantis dans d'autres villes que Jérusalem afin que la milice perde le fil de ces rapts. Ces hommes de biens servaient à ces combats. Ils acceptaient ou étaient tués immédiatement. Bien sûr, ils refusaient. On en tuait un, et les autres acceptaient. La vie d'autrui ne vaut pas bien cher ! Ils avaient tout intérêt à combattre, car le gagnant du combat aurait la vie sauve. C'était promis, et la promesse tenait car les pauvres ont leur honneur ! Puisque certains étaient relâchés, il ne fallait pas qu'ils sachent où ils se trouvaient et n'arrivaient là, après plusieurs jours, que les yeux bandés après avoir perdu tout repère d'espace, voire de temps. Étaient-ils prisonniers depuis un jour, une semaine, un mois, un an ? Ils arrivaient là bien nourris pour être en forme, mais dans un état intense de stress.
Ces nouveaux gladiateurs, malgré eux, devaient combattre par deux, nus et les mains liées derrière le dos. Ils pouvaient se servir des pieds et du poids de leur corps pour déséquilibrer et étouffer l'autre, et surtout de leurs dents pour essayer d'arracher la trachée artère du nouvel ennemi, ce qui était difficile car les dents de l'homme sont bien plus petites que celles d'un tigre, d'un lion, d'une panthère ou même d'un chien.
Pour beaucoup la mort survenait avant, par arrêt cardiaque suite à l'épuisement. Nombre d'entre eux étaient d'abord estropiés, yeux arrachés, oreilles dévorées, lèvres-babines déchirées, nez en lambeaux, sexe mutilé. Les dents accrochaient là où elles pouvaient et la mâchoire ne relâchait pas prise avant d'être sure de l'hémorragie.
Au fil du temps, à force d'expérience, l'arrachement du pénis devenait la prise la plus recherchée.
Si personne ne gagnait, les deux étaient tués. Par de rares exceptions, les vraiment valeureux héritaient d'une seconde chance. Ce qui plaisait au peuple des bas-fonds n'était pas tant le combat, souvent médiocre, que l'avilissement des notables. Déculottés, au sens propre comme au figuré, ces anciens maîtres devenaient des carpettes, parfois des roquets. Beaucoup étaient laids à voir, gros, avec des plis de cellulite… souvent nantis de petites bites à l'inverse de leur ancien pouvoir.

Moi, Jésus, autant fasciné qu'écœuré, regardais le combat qui opposait deux hommes, un gras aux petits yeux et un long, maigre, à la barbe noire. Tout autour, les hourras des parieurs encourageaient leur poulain. Cette dépravation m'apparut encore plus démoniaque que la représentation sadique d'Adam se vengeant d'Ève.
Michée me souffla qu'il existait des combats de femmes, souvent plus violents que celui des hommes, ainsi que des combats mixtes où un homme pouvait être gracié s'il arrivait à bien baiser la femme, toujours dans les mêmes conditions, les deux personnes nues, les mains liées derrière le dos.
Il arrivait parfois que Tartarouchos officie, quand deux combattants peu valeureux devaient être exécutés. Alors il revêtait des habits sacerdotaux, prenait en main son "hallaf", et montait sur l'autel réglementaire, en hauteur, fabriqué d'une pierre qui n'avait été taillée ni maniée avec un outil en fer, sans marche pour y accéder afin que le prêtre ne dévoile pas sa nudité.
Il n'officiait pas trop souvent car son plaisir était la chasse et son libre-arbitre. Il n'était pas égorgeur d'abattoir. Cependant sa présence, deux ou trois fois par an, ajoutait au spectacle. La perfection de son rite, opéra mis en scène, décuplait la foule et les paris. Les organisateurs proposaient de le payer, ristournaient un pourcentage sur les gains, mais l'argent ne l'intéressait pas. Il reversait son obole, non négligeable, pour les nécessiteux de cette glèbe, ceux qu'un mauvais coup paralysait ou qui sortaient tout juste d'une geôle, car les bas-fonds ont aussi leurs bonnes œuvres. Son prestige en ressortait grandi. Pour eux, Tartarouchos était un prince.
Les gagnants relâchés ne racontaient jamais leurs exploits. Le faire serait l'assurance de son assassinat. Tous savaient qu'il était impossible d'échapper à un contrat lancé par l'ensemble de la racaille, nombreuse et présente partout. De plus, la honte de leur soumission aux clauses même du combat était insurmontable. Comment auraient-ils pu dire à leurs enfants : "Nu et les mains liées, j'ai égorgé et saigné de mes dents un autre homme en arrachant son sexe ou en trouvant la trachée-artère sous sa gorge. " Aucun enfant ne se serait plus laissé embrasser par un tel père ! Alors, ils ne se plaignaient, au pire, que d'enlèvement et de sévices, pas d'avoir tué dans un combat d'hommes-chiens, ou d'avoir violé dans ces mêmes conditions.
De bonnes jouisseuses étaient parfois relâchées. Quelques manants profitaient de ce pot à tabac ouvert puis ils laissaient ces guenilles, mortes à jamais même si le corps survivait.
Ces combats étaient les secrets les mieux gardés de la capitale et Tartarouchos soutenait que ni le Temple ni les Romains ne les connaissaient. Était-ce possible ?
Où est Dieu ? Dieu où es-tu ? Est-ce là l'homme que tu as créé ?