Cliquez sur une croix pour lire un extrait...
La

Cru
ci
fi
xion
illustration: TZP studio
La ville était à peine moins grouillante que la veille. En ce samedi, des Parthes supplémentaires, des Phéniciens, des Égyptiens et des Mésopotamiens, remplaçaient les juifs absents. La plupart se dirigeaient vers le Temple soit pour s'y recueillir, soit pour y prendre du bon temps. Certains suivaient nos pas vers le Golgotha, les crucifixions faisant partie des bons souvenirs des touristes, fût-ce pour s'en offusquer.
L'agitation grandissait quand on approcha de la forteresse d'Antonia. La procession des condamnés s'acheminait lentement. À travers une trouée de têtes, je les vis. Quel choc ! Seules les figures, toutes burinées, sales et lamentables, unissaient ces rebelles, car leurs apparences et même les croix qu'ils portaient étaient disparates. La loi romaine ne prévoyait pas de modèle réglementaire, ainsi certaines étaient en T et d'autres à quatre branches.
Les Romains tenaient ce supplice des Grecs, qui eux-mêmes le tenaient des Carthaginois, détenteurs de cette horrible technique par les Perses. Le châtiment sur croix était "le supplice servile" destiné aux esclaves, criminels, voleurs, brigands… et non aux Romains eux-mêmes. Ces suppliciés devaient être exposés afin de servir de leçon de morale.
Certains avaient déjà été fouettés. Leur sang coulait de griffures, leurs jambes fléchissaient, les dos n'arrivaient plus à soutenir les croix. S'ils s'écroulaient, des piques les forçaient à se relever.
Certains avançaient nus. Plus que le sang, plus que la peine, plus que l'infamie, cette nudité témoignait du désarroi total, de la déchéance. Ils devenaient des Adam ridicules et punis. Les passants, amassés comme au spectacle, lorgnaient les sexes flageolants, des longs, des courts, des presque disparus, boutons calfeutrés dans les replis de peau par peur ou simplement naissance infime. Tous lorgnaient les bites plus que les croix. Si l'on plaignait les futurs crucifiés, si une révolte grondait contre les despotes romains, tous en voyeurs lorgnaient ces morceaux crus d'intimité, tous avalaient le spectacle honteux en prenant leur part, même les fils et les filles des victimes pratiquaient par le regard l'inceste sur leurs parents.
La jouissance et le vol se mêlaient au dégoût et à l'effroi. Longtemps leurs cauchemars seraient envahis de scènes de rut avec les cadavres gémissants.

Des spectateurs charitables jetaient parfois un manteau sur les suppliciés. Les Romains laissaient faire sachant que quelques pas plus loin la cape tomberait et que réapparaîtraient les fesses ballottantes. En fait, peu d'entre eux étaient entièrement nus, mais ceux-ci emportaient tous les suffrages des regards.
Les Romains, en braies toujours soignées car ils tenaient à leur apparence, riaient de la déconfiture de ceux qui s'étaient risqués à agir contre l'Empire. Quand un de ces détenus n'arrivait plus à avancer, un soldat choisissait dans la foule celui dont un juron avait passé les lèvres. Le réquisitionné devait porter la croix du supplicié. S'il n'acceptait pas, il finissait de la même façon ainsi aucun ne pouvait s'y opposer.
J'avais fendu la foule et me retrouvais aux premières loges de l'horrible et fascinant spectacle. Je fixais un supplicié. Bientôt on enfilera sur ses pauvres bras des nœuds coulants que l'on serrera sous ses aisselles et hop ! il deviendra époux de la croix. Dans leur maléfique nuit de noces, chair et bois ne seront plus qu'un même corps, mais une des matières souffrira et l'autre non, l'écharde empalera la chair et le cri désespéré ne sortira pas du bois.
Les jambes pendront à un mètre du sol, toutefois ça ne suffira pas. J'imaginais la scène. Les animaux viendront lui déchiqueter les pieds, il faut bien que tous participent à la fête, que l'échelle écologique fasse son œuvre ! Après les carnassiers, les vautours s'approcheront, les hyènes, puis les pucerons, les fourmis et enfin les vers nettoyeurs. Si l'homme est poussière et retourne à la poussière, le chemin est long… chacun rend gloire à Dieu dans cette négation de métamorphose.
La foule souffla : " Celui-ci sera cloué." C'était rare ! Ce surcroît de misère, supplément gratuit de torture, n'était donné qu'aux riches de crime. On disait aussi que son père était charpentier.
Je vacillais. Quelle coïncidence blessante ! Sa mère n'avait-elle tant prié sur son lit que pour qu'il en soit là ?
Derrière nous, indifférente au malheur, une femme mâchait des quartiers de citrons doux.
-Tu vois, ceux qui le conspuent sont ceux qui l'ont aimé, mais il leur a dit : "Si vous m'avez trouvé, c'est que vous ne vous êtes pas encore cherchés", puis encore : "C'est mal récompenser un Maître que de toujours rester son disciple". Il les a désespérés, il a trop cru en eux et n'a pas su, ou voulu, les caresser dans le sens du poil. Il a cru avoir affaire à des hommes qui n'étaient que des chiens domestiqués. Celui que l'on va crucifier n'est pas un homme, seulement un pauvre idéaliste !
Décidément, ce pauvre hère n'avait personne pour pleurer sur lui, aucune larme ne lavera les souillures de son sang. Il marmonnait encore un peu sans qu'on le comprenne, mais ce qui le salissait et le rendait inaudible était les vérités qu'il avait avancées.
-Comment s'appelle-t-il ?
-Jésus.
Je vacillais davantage. Quel mauvais augure ! Ce barbu ne me ressemblait pas du tout, sauf la maigreur.
Les yeux du crucifié m'avaient maintenant repéré et épousaient ma chair. Il tirait à lui le pauvre alter ego encore libre. Son air apeuré cachait mal qu'il se délectait de moi. J'étais le dernier plaisir de ce Christ qui voulait m'entraîner dans son trou. Je me mis à crier : "Pauvre hère ! Salaud de Jésus ! Je ne prendrai pas ta suite !" et des Romains rirent. Le Christ de ce jour mit un genou à terre et j'eus peur que les Romains me désignent pour porter sa croix.
Je reculais.
Le pauvre imbécile se relevait. Après l'instant de compassion, j'avais maintenant pour lui l'agressivité du rat mordu par un serpent qui ne veut pas se laisser dévorer. L'air de rien, ce connard idéaliste ravivait la belle énergie de mon enfance, dont Salomon me dépouillait.
Il paraissait que ce Christ avait été trahi par un certain Judas. Il avait donc eu au moins un ami !
Salomon rit de ce bon mot et je m'en voulus de faire rire aux dépens de ce malheureux dont la vie ne tenait plus qu'à un fil hautement moisi.
Un nouveau regard de l'homme me raccrocha et je tournais le dos. Lâche, voilà ce que j'étais !