Acapulco. Catapultés à Acapulco, le ciel a une couleur bleu électrique. On dirait qu’on y a placé un filtre. Presque quatre mois après notre mariage, on est enfin parti en voyage de noces. Sa collection lui a pris tout son temps et moi, fourmi consciencieuse, j’ai préféré attendre les vacances scolaires. S’il n’y avait eu sa collection, il en aurait ri car il ne respecte rien, mais là, il a joué au bon citoyen.
L’orage de sa bouche a cessé. Sur son corps, je sens pourtant encore l’odeur de ses paroles qui y restent accrochées. Sa respiration est faussement calme. L’odeur le trahit.
Je termine les corrections de mon premier roman “NÉNUPHAR”, mais ses folies me hantent, me parasitent, me font sauter de chaîne, il zappe sur moi, il zappe en moi.

COMMENT RESTER JEUNE?
TUEZ-VOUS!”

Je souris de ce feuillet parodique qu’il a fait paraître, pour rien, pour le “fun disait-il, se moquant du “comment rester jeune”, d’une publicité de cosmétiques, publiant cette fausse annonce provocatrice sur cinq pleines pages de journaux, un tube de crème se terminant chez lui en revolver.
Il a encore un procès sur le dos, ce qui amuse beaucoup Arnold. Je ne comprends pas tout ce qui se passe entre eux, ils parlent médias comme d’autres parlent chinois, ils truquent la réalité, ça m’amuse parfois, mais je suis dans une autre langue.
J’écris, il me regarde, plage calme, mais son regard est un dragon. Mon écriture est à la surface de moi, épidermique, par petites touches. J’épépine chaque phrase, elle ne se reproduit pas, elle coule vers une autre. Cette simplicité le désarme pourtant je ne suis pas calme oh non! je suis tumultueuse et agitée mais l’écriture ne me traverse pas, elle coule seulement sur ma peau. Lui ne peut s’empêcher de transformer “une bouteille à la mer” en “bout d’ail à la merde” puis en “bout d’elle à la marelle”, après un “métronome” se transforme en “maître et gnome”, du sens découle du son qu’il triture mais pour moi la littérature n’est pas maniaque, si elle est aussi compulsive ce sont des compulsions ordonnées.

Acapulco. Allongée sur le sable à côté de lui, recouverte d’un linge blanc parce qu’il me préfère la peau blanche, le corps blanc, blanche sous le lin, il ne me touche pas mais le lien qui m’attache à lui me serre et je voudrais encore plus fort tirer les deux bouts de la ficelle. Blanche sous le lin, blanche par le lien, exsangue, sillonnée en deux, deux jambes, deux bras, deux seins, deux fesses, son regard me décompose en deux, il est couteau acéré et moi la volaille, crue, cuite à point même crue, blanche sous mon linge, aux plumes blanches, volaille de Bresse, celle que l’on peigne amoureusement.
Le calme après la tempête, blanche sous le lin et coupée en deux, deux lèvres du sexe aussi, un peu de rose sur la poule blanche.

Acapulco. Allongée sur le sable. Quand je ne suis pas dans mes mots, je suis dans les siens. Même s’il ne parle pas. Je fuis en écrivant un peu mais ce n’est qu’une tension d’élastique qui me ramène fortement vers lui, plus je fuis plus je reviens vite et plus le choc est violent.
Sans plus personne autour de nous, pour faire diversion, pour diluer notre relation, on se retrouve deux écorchés.
Pour ne pas me battre, il me fragmente encore avec son appareil photo, oh ne plus être prise! Déjà, avant que l’on ne parte, que l’on ne s’échappe croyais-je, il m’avait mise en carte en me faisant l’objet d’une nouvelle exposition, la sixième en deux ans, ce n’était plus de la photographie mais de la rage, puis quand le cliché plat ne lui suffisait plus il m’embobinait en caméra, en vidéo, “vie du héros, “vite et haut, “mon vit en haut”, autant de pierres lâchées, mon petit Poucet, pour être sûr de mieux te perdre. Il me répondait “que je me perde, qu’importe, c’est toi que je ne veux pas perdre, que je veux garder”.
Il ne savait comment être sûr que j’existais vraiment. En mon absence, il pénétrait dans mon bureau à l’affût de pièces d’identité, de petits positifs certifiés du négatif de ses souvenirs.
Sur certains livres de fac, il glissait un doigt sur mon chiffre A.W., se demandait pourquoi la particule avait sauté, tellement préoccupé de la recherche des preuves de ma réalité qu’il oubliait d’associer la locution précédente à “sauter dans le cul de la partie”. Ce n’est qu’après avoir trouvé des papiers officiels associant mon nom, ma photo, et notre adresse commune, qu’il se rassurait un tant soit peu quoiqu’encore ça aurait pu être un faux destiné à le duper.
C’est pourquoi, avant Acapulco et encore maintenant, il n’arrêtait pas de prendre des clichés de moi, de l’autre, avec une volonté de la mettre en boîte, en conserve pour si un jour je partais, si un jour je vieillissais, si un jour j’étais muette. Ses photographies volaient mon intimité pour la ressortir, dans les expositions, publique.
Il disait qu’il fallait qu’il extériorise cette tension, comment dégorger de soi ce trop d’amour, sa tension devenait ma tension, imbriqués l’un dans l’autre “on s’enflammait, feu d’enfer feu de paradis, ô feu grille les marrons maudits”, a-t-on jamais fait tant l’amour que pendant qu’il me “pelliculait”?

Avant Acapulco, avant que blanche sous le lin, que blanche par le lien, il m’avait donc photographiée et filmée des heures durant, comme la meute traque le gibier jusqu’au bout fatal de son souffle où il s’abandonnera, au bout de lui, vaincu dans l’âme autant que dans le corps, et, au bout de ce temps infini, de cette traque infinie, je ne savais plus où j’en étais, je ne savais plus si je gémissais où si j’étais silencieuse, si je me contractais où si je me laissais aller, si je me fermais ou si je m’ouvrais.
Blanche sous le lin, blanche par le lien, pour essayer de résister à sa violence, à cet arrachement d’âme par prise de petits morceaux du corps, j’essayais de sourire toujours, même au travers des grimaces. Je comprenais pourtant qu’il veuille montrer la violence de l’amour, du désir, cette déperdition anthropophagique où on est dévoré par le besoin de l’autre qui devient la capitale de tout son être quand on n’est plus rien que sa banlieue. Ne s’habiller que de son drapeau, ne pouvoir que chanter son hymne, n’être rien, patriote de lui. Au paroxysme de sa traque, il faisait de moi une viande entre deux genoux, un morceau de trou, c’est le vide de moi qu’il voulait saisir, d’âme, d’esprit de moi et d’être, juste à la place où l’on s’en fout, disait-il.
Violée, tondue, pompée à fond mais Ange toujours sur la photo souriait, aimée, pendue, chauffée au con mais Ange sur la photo toujours souriait, seringue de lui, dingue de lui ballets roses chez les dingos Ange sur la photo souriait, des bas de pluie des bras de lui et sur la photo Ange s’envole, niche de repos il Perse dans mon Égypte, ma plainte à son épaule rode comme une larme d’émeraude, lui rat, lui Rà, deux langues entre quatre gencives et viande entre deux genoux.
Exsangue, sillonnée en deux, il est couteau acéré et moi la volaille crue. Filmée entre deux portes, entre deux habillages, déshabillages, avec des petites lunettes sur un nez court quand je prépare mes cours, les seins nus quand je prépare mes cours, pourquoi, il a voulu, sous la table filme mon sexe quand je prépare mes cours, pourquoi, il a voulu, parle de la conjonction des chenilles nues des sexes, de calvities et d’antres roses pendant que je prépare mes cours, parle de rumeurs d’émeutes, de félure insondable du ciel pendant que je cours la page et tourne mes cours, il dit que les doigts glissent dans la fente où la nuit se dissimule, il est sous moi, il filme quoi, “la nuit tombe dans le coeur et des chutes d’étoiles rient dans la nuit”, moi je m’égoutte sur lui sous la table et prépare mes cours, les prépare mal, oui.

Acapulco. Blanche sous le lin, blanche par le lien, exsangue. Son exposition s’est appelée: “Comme la forme incernable du rire incernable comme un sanglot.”
J’ai pensé qu’elle était un acte d’amour dans le même sens qu’il est des actes criminels, un amour comme le sien devrait être réprimé par la Loi et mon manque de résistance aussi, nous étions deux criminels mais seul lui, avec sa caméra en signait les aveux, aveux de noces, voeux de noces, noces de sang, dedans lui, dedans la marque de sa grande déchirure et qu’il me traite de salope devant tous, oui, il avait bien vu, je suis une femme facile, vraiment facile, tout le monde peut m’avoir.
Le public était gêné de ces photos mais moins que moi, je ne savais plus où me mettre de ces aveux, être battue est une chose mais être désignée comme femme battue en est une autre. À toutes on leur dit de quitter leur mari mais si elles ne le veulent pas? De quoi les gens se mêlent-ils? Gênée à mort d’être la battue, je suis restée bien droite dans la galerie du TZP Opéra, sage oui lors du vernissage tandis que tous sur les photos fixaient mes seins et mon con soudain transparents, allaient de la photo à moi et de moi à la photo. Tout le monde pouvait m’avoir, oui. Une langue caressait leurs lèvres pour mieux apprécier la meute de petits poils offerts à tous, pas beaucoup de poils mais les yeux de la salle ne me regardaient plus dans les yeux non mais fixaient le sexe, c’est ce qu’Il voulait, me réduire à l’état de ça, de çA, montrer à tous que même dans la souffrance “j’étais comblée comme la blessure par le poignard, comme la bouche d’enfant par le sein, comme le flacon par le liège gonflé.”

La plupart des critiques, tellement choqués de ces photos même si des applaudissement se mêlèrent aux huées, auraient pu dire “qu’il m’avait donné la place du scandale qui n’a pas de fin”. Pourtant, humilité suprême, pour exprimer qu’il n’était rien et que j’étais tout, il avait placé en exergue de cette exposition et sur le carton d’invitation, ces quelques vers d’Aragon qui en donnèrent le titre:

Mais comment seulement effleurer la couleur de ton front
Comment parler de ton souffle ou ton pas ma bien-aimée
Que dire qui ne soit aussitôt profanation,
qui ne soit blasphème ou massacre
Offense offense à la lumière
Comment un instant prétendre à tracer par les mots ta semblance
Ô dissemblance ô fugitive ô toujours changeante et transformée
Toi que rien n’a pu fixer dans mes yeux ni la passion ni les années
Toujours neuve et surprenante amour amour au portrait qui échappes
Au trait de la parole et du pinceau
COMME LA FORME INCERNABLE DU RIRE
INCERNABLE COMME UN SANGLOT.

Acapulco. Blanche sous le lin, blanche par le lien, exsangue. Quand je ne corrige plus “Nénuphar”, on se dirige vers la plage comme des mutants. On s’allonge sur le sable, parfois je le vois au dessus-de moi qui contemple sa petite femelle tiède et immobile, tordu par sa volonté de ne pas me toucher, moi tordue de ne pas y répondre, suis donc comme un linge lavé puis tordu et il coule de l’eau d’entre mes cuisses. Je n’y réponds pas, ne me touche pas, n’essuie rien. Son regard m’accroche sur un fil, je gis et suis sur le fil, il fait semblant de ne pas être là, il lit Aragon. Il aime Aragon. Hier, il m’a presque cassé une dent, m’embrassait trop fort, dévastait mon palais avec ses gencives dures et nos dents jouaient de l’épée. Je l’agressais, disait-il toujours. On se battait. Nus, on se battait, il ne faut pas oublier que c’était le voyage de noces. Il me faisait vraiment mal, je ne l’avais jamais vu comme ça, ses doigts serraient trop fort mes bras et mes cuisses, j’avais mal, ô comme je l’aimais dans la douleur, j’avais des bleus de lui, je serai schtroumpf de lui, les bleus que j’aurai seront nos premiers enfants, il roulait sur moi, son sexe n’était plus un jouet, oui viande saignante autour de son croc et, à n’en plus pouvoir, il m’a giflée très fort. C’est là que j’ai vu combien il aimait Aragon car il s’est mis à réciter sur moi, oui comme l’on pisse, “Je t’ai donnée la place réservée à Dieu, je t’ai placée en plein jour sur la pierre votive et désormais c’est de toi qu’est toute dévotion (il tordait encore mon bras), tout murmure de pèlerin, tout agenouillement de la croyance, tout cri de l’agonisant, je t’ai donné la place du scandale qui n’a pas de fin.” C’est pourquoi j’ai employé cette phrase tout à l’heure.