Sans le préméditer, il se dirigea vers les Tuileries. Ses pas marchèrent sous lui et il se laissa faire, soulagé qu'une initiative fût prise. À quoi bon réfléchir?
Sorti du regard, ses pas redevinrent plus légers. Comme s’il se mouvait hors de lui, sa démarche alla, lente, non pressée d'atteindre un but inconnu où personne ne l'attendait. Saint-Michel, l’île de la Cité, Le Louvre, puis la voie sur berge surmontant les quais de la Seine. Là, il descendit un escalier le menant près du bord de l'eau et rougissait maintenant de constater où il se retrouvait. Les berges de la Seine se gorgeaient d'homosexuels aux corps lisses, bronzant presque nus, les fesses fendues par une ficelle qui retenait un minuscule cache-sexe sur le devant. Avait-il fui un danger pour courir vers un autre plus grand?
Des regards se levèrent des visages étendus, s'attelant à sa marche lente qui avait repris. Remonter eut été avouer son trouble, ainsi continua-t-il comme si tout était normal, bien que ça ne lui semblât pas. La chaleur d’un démon semblait doubler celle déjà lourde du soleil. L’envie qu’avaient ces hommes de lui se collait à son corps, doucement le cuisait. À peine un pas l'arrachait-il à un de ces désirs suspendus que déjà un autre s'accrochait à lui, le lestait. Mathias faisait semblant de ne pas voir, le moindre accrochage des pupilles eut semblé la réponse à une invite. Il ne se sentait pas la force de jouter paupière contre paupière, de soutenir son bouclier face à toutes ces lames levées.
Ce monde là, aussi félon et calmement agressif fut-il, lui parut néanmoins plus propre que celui de Palatine, plus franc, plus direct, sans cochonneries trompeusement mises sous clef!
Des parfums d’îles exotiques émanaient des corps allongés, désagréablement mêlés à des effluves sordides d’urine et de crotte séchée incrustés aux pavés, juste sous le muret, où la pluie ne lavait pas. Le vivant luttait contre l’obscur, et tous deux s’extirpaient du sol afin de le tirer et qu’il rejoigne le monde de ces gisants.
Le bruissement de la cime des arbres l’accompagna un moment. Les femmes, jusque-là éparses, disparurent complètement. Sur ce fragment de berge de la Seine qu’il atteignit, le monde ne se composait plus que de mâles, jeunes ou moins jeunes, identiques à ceux dont les ombres s'étendaient la nuit aux alentours du square Jean XXIII.
Le débardeur de Mathias lui collait au torse, faisant naître et s’agrandir des tâches à hauteur de ses aisselles et du plexus, sur lesquelles des oeillades se lovaient.
À force de longer cette rive, les regards des hommes, passant de corps en corps, ne s’étonnèrent plus de sa présence. Ils le suivaient simplement avec une habitude languide. Les premiers regards aigus s’étaient émoussés. Il faisait trop chaud pour que la violence durât longtemps. Elle s’était installée dans un rythme de croisière. Les premiers mots doux des hommes qui s’attelèrent à sa démarche, mâchés comme des massues, faisaient maintenant relâche.
Le garçon, plus décontracté, observa mieux les présences autour de lui; le soleil ne mettait pas leur désir en berne mais le rendait paresseux, lascif. Les bustes et les jambes semblaient se tendre au milieu d'un océan de mollesse. Les caresses, que certains offraient à leur voisin, devenaient des vagues malhabiles, comme données avec des moufles au bout de bras d'oursons. Si les corps devaient passer à l'acte ce serait avec lenteur, presque par inadvertance, en vague lente qui s'écrase sur une plage, s'y affalant après l’immense temps d'un déséquilibre, plantant enfin le dard de son clapotis pour que naisse un sursaut dans le corps proche qui bronze, endormi, et devient déjà repu avant même d'être réveillé.
Un homme lui sourit, puis s'approcha de lui:
- Tiens, vous êtes seul aujourd'hui?
Mathias reconnut alors l'homme. Tout lui revint. Il était déjà venu là, et l'avait oublié. Ses souvenirs, qui si souvent le submergeaient en montagne par des résurgences à la lettre près, pouvaient aussi posséder des gouffres qui, resurgissant, dépassaient encore les premières hauteurs. Il parait qu’ainsi est la mer, non plane mais emplie des pics de deux cents mètres et des crevasses de trois cents, car, selon le résultat des théories “fractales”, les creux sous-marins attirent l’eau et les montagnes les repoussent.
L’homme, qui avait parlé, attendait... sans doute une réponse. Mathias fixa ses lèvres qui bougèrent, se pencha dessus et bascula sur le toboggan du souvenir.




Pieds En Sang l'avait entraîné un jour sur ces mêmes berges et ce même homme les avait croisés, et déjà avait souri. Mathias se souvint en avoir été confus bien qu’il n’en connût pas la cause. Quelles mauvaises pensées leur prêtait-il donc? Pourquoi Pieds En Sang l'avait-il fait descendre sur ses rives, l'offrant à cet affront?
Tous deux revenaient du Louvre. Le futur magistrat l’avait invité à l’accompagner à une exposition présentant des statues de Michel-Ange. Là, il disserta interminablement sur les plis des toges et les cassures du tissu, les suivant du doigt jusqu’à toucher des sculptures au grand dam d’un gardien qui le remit en place. Il associait cette pierre froissée presque tactile à Clérambault, ce psychiatre homosexuel du début du siècle maître du psychanalyste Lacan, qui avait photographié des toges tout au long de sa vie en parcourant le monde, cherchant à éterniser les plis spécifiques des Grecques, des Africaines, des Maures, des Marocaines... et se suicida revêtu d'un drap de sa collection.
Leurs pas d’après visite les menèrent au bord du lit du fleuve. Pieds continuait à parler, infusait la science que Mathias buvait à petites gorgées.
Au début du printemps, ces mêmes personnes s’allongeaient là, plus blanches, appelées par les premiers beaux jours, prises de l’envie titillante de se dénuder après le calfeutrage de l’hiver. Ils s’exhibaient tels les premiers boutons denses gorgés de sève qui émergent des tiges des fleurs.
Mathias, avant même de rejoindre la rive, les aperçut à partir du parapet bordant la route. Tous installaient sur l'écrin de leur serviette le décor d’une partie fine, s'enduisaient les uns les autres de crème bien grasse pour que brillât leur musculature joliment dessinée autant que pour se protéger du soleil. Certains avaient cerné les yeux de khôl comme d’étranges faire-parts; d’autres, inconscients, brillants d'huile tropicale non protectrice, rougeoyaient déjà en terres promises, et brûlées.
À son étonnement, Pieds l’amena à descendre les marches d’un escalier rustique en fer qui, depuis la voie sur berge, rejoignait les quais. Là, tout en parlant sans discontinuer, il se mit à enjamber les corps d'un geste qui semblait lui être familier, en orfèvre, sans paraître gêné le moins du monde de tous ses éclats d'indécence coupants comme du verre brisé. Leurs corps vêtus “slalomaient” entre les corps nus dont des rayons solaires alchimiques commençaient brunir les chairs, et Pieds parlait comme s’ils eussent été au calme d’un salon.
- Tu sais Mathias, glissa-t-il alors, après avoir clôt le chapitre Clérambault, j'envie tous ces hommes. Ils savent ce qu'ils sont.
Clérambault, Michel Ange, les toges, les plis, les hommes...
Mathias n'avait rien répondu. Que signifiait sa phrase? Portait-elle un sens ou ne se prononça-t-elle que pour accompagner les pas? Souvent, le soliloque de Pieds allait son cours, enflait ses eaux de ses propres orages et Mathias, figé en zouave du pont de l'Alma, ne servait qu’à témoigner de la montée des crues. Qu'aurait-il pu ajouter, lui qui ne connaissait rien?
Que lui importait! Il était heureux de ne pas être seul même si ce jour-là son équilibre au-dessus des corps tanguait. Pieds parlait et enjambait. Il se sentait entraîné sur les pans savonneux d'un entre deux mondes sur lequel le vrai savoir de Pieds transpirait le faux-semblant, déguisait une vérité mais laquelle? C’est à ce moment qu’il glissa dans la saleté des confidences.
- Tu connais bien mon amie Caroline, Mathias, mais crois-tu vraiment que je puisse être un homme normal qui la tienne dans ses bras?
Le serveur prenait garde de ne pas écraser une main du corps allongé d’un moustachu, offert, sans défense. La phrase de Pieds tombait aussi incongrue qu'une bourrasque de grêle issue d'un ciel bleu. Pourquoi le juriste n'aurait-il pas été un homme normal? Son ombre, passant sur un autre homme, fit palpiter le corps.
Mathias ne voulait pas s’appesantir sur cette esquisse de confession. Il enjambait c’était tout, il enjambait et enjambait ça suffisait bien à la peine de sa tête déjà lourde de toutes ces peaux allongées enfantant un concert trivial de sirènes, créant silencieusement une sorte de bruyant New York enfantin et salace.
Qu’insinuait Pieds En Sang? Sa sexualité aurait dû être aussi tabou que celle des parents, un monde d'étreintes irréalistes, de conte de fée sans semence, peuplé seulement de cigognes et de choux, mais le juriste persévéra, indécent, levant le voile sous lequel il était nu. Le garçon de café, trop petit et faible pour résister, dut se contraindre à entendre.
- Tu sais, Mathias, celui qui tient Caroline dans ses bras, lors de nos étreintes, n'est jamais moi. Je ne la désire pas. Pour la saisir, il faut que je la pense prise par un autre dont je ne serais que le témoin. Il s'en empare presque contre son gré sans qu’elle ait la force de se soustraire à ce désir violent qui déclenche le sien, jusque-là secret. C'est lui qui la serre, il, lui, et ses cris de jouissance ne me sont adressés que par son intermédiaire. S'ils sont pour moi c'est à travers cet étranger qui les lui arrache. Elle se perd dans les coups d'oeil qu'elle me lance, effarée. Son plaisir délicieusement malheureux est de constater combien je suis l’observateur impuissant de ses emportements. Cet homme fait ce qu'il veut de Caroline. Il en joue en objet de sa seule jouissance, la torture un peu car parfois l'amour insuffle l’envie de faire mal à l'autre, de le démantibuler pour que cesse sa propre tension, et, au bout du compte, il l'a fait plus vibrer que moi. Je reste là, pantois et tendu, résidu voyeur de cette scène salace, touché par le seul regard de Caroline qui me donne la main quand elle se montre pantelante, confuse et comblée. Je me sens alors mourir tout en jouissant d'être le témoin de sa perte causée par cet autre homme dont je fixe les attributs qui dépassent les miens. Je suis incapable de la sauver, méprisé par ce cavalier qui la surmonte et me nargue, sachant que dès qu’il claquera des doigts il pourra recommencer. Cet être qui la prend est toujours un rustre, un primitif violent qui use d'elle sans s’enquérir de son avis. Les dragueurs beaux parleurs n'ont pas de prise sur elle, hautaine, qui les méprise par le seul fait qu’ils demandent une autorisation. Seuls les hors-la-loi ont gain de sa cause, les sauvages qui prennent sans demander, les Attila qui la transforment en servante, en paillasson, en champ d’herbe brûlé.
Dans mon délire insensé, j'imagine qu'il lui faut ce désir rustique, sale et pur, ce caoutchouc nu tiré de l'arbre, qui la ligote, ne lui fait ouvrir la bouche que pour dire "encore", voire "je t'aime". Ces mots, hors de toute raison, prouvent qu'elle a abdiqué. J'imagine cet autre sans rien oser faire de ce qu'il ferait. Cet autre qui la domine devient aussi mon maître, à moi qui ne peux lutter. Je tombe dans la même fascination et, d'un coup d'un seul, cet homme se paye les deux! Je me sens tout aussi comblé qu'elle, la voyant au plus bas, n'existant plus, être seulement une bille folle qui roule sur la pente du désir, un lasso lascif qui se tord, un serpent vrillé sur ses frissons. Je la crois alors prise par le diable et toucher enfin à Dieu, expier, par ce plaisir qui est tout autant douleur, le poids de fautes qui la dépassent.
Tu vois Mathias, tout ça je l’invente quand je suis avec elle mais ça m’est nécessaire. Caroline croit avoir fait l'amour avec moi mais elle a fait l'amour avec cet autre dont je n'étais que le témoin excité et confus. Moi seul n'aurais pu faire l'amour avec elle, je n'en avais pas le désir. C’est l’autre qui l’a fait. C’est de son dard et de ma vrillante vaine jalousie que j’ai tiré mon énergie.

Pieds En Sang s'était assis sur le pavé de la berge et Mathias l’y avait rejoint. Son aura avait épousé l'aura de Pieds enfin muet. Leurs deux corps luisaient au milieu des autres corps. Certains des passagers des berges jetaient un regard d’envie sur le magistrat accompagné du bel éphèbe silencieux. Mathias s’en offusqua. Que croyaient-ils? C'est à ce moment que l'homme d'aujourd'hui les croisa et sourit, d’ironie autant que de convoitise. Avait-il entendu le discours du juge qui, emporté, s’était laissé aller à parler haut? Quelle importance! Il y a des moments où il semble que plus rien ne fait à rien, c'est à dire que plus rien n'a d'importance.
Mathias se recroquevilla plus près du corps de Pieds, afin d'être protégé du désir des autres. Il fit comme s’il appartenait à Pieds. C’était plus simple. Appartenir à quelqu'un vous protégeait. Il se sentit l'épouse.
Pieds En Sang, un peu transpirant sous le chapeau à larges bords, semblait à demi dans son monde et à demi sur la berge. Il s'empara d’une des mains du serveur pour s'aider à revenir dans le monde commun et la pression en retour des doigts du garçon le sécurisa. Qu’importait les regards salaces tout autour! Mathias était sûr que Pieds ne pensait pas à mal envers lui. Les regards envieux ou torves des compagnons de quai lui glissaient dessus comme sur les plumes huilées d’un canard. Lui et son juge se saisissaient la main en enfants scouts lâchés dans la nature, non par désir malsain mais pour juguler la peur de traverser une grande forêt dont le lierre, embrassant les troncs, y dessinait des veines semblables à ceux des écorchés.
Oui, les visages tendus et carnassiers au-dessus d'eux se trompaient de destinataires.