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Ce souvenir simisça en lui. Ce soir-là, le pavé luisait sous la lune de toute la pluie du jour. Lété caniculaire avait été précédé dune fin dhiver et dun printemps pluvieux, par moments diluvien. Les fragments daccalmie, hors des bourrasques, dans lesquels se glissaient quelques chants doiseaux, nen paraissaient que plus paisibles.
De sa chambre dhôtel meublé, dont une fenêtre donnait sur la face arrière de la cathédrale Nôtre-Dame de Paris, Mathias entendait le cliquetis de pas ferrés suiveurs de passants, écorchant le calme des âmes dangereusement penchées afin de se mirer sur le miroir du bitume.
Ces pas résonnaient dans sa tête, et, les soirs où le sommeil le fuyait, il descendait les rejoindre. Il affectionnait ces sorties entre chien et loup, à la nuit pas tout à fait tombée quand le monde devient un terrain daventure dangereux, quand on craint de glisser sur la chaussée jonchée de trognons et de pelures car les services dhygiène ne sont pas encore passés. Puis lobscurité sétoffe et, dans les rues pas ou peu éclairées, on ne les voit plus. On senfonce dans la nuit en presque aveugle, donc presque innocent, dans ce camaïeu de gris profond où les pires souillons paraissent propres et les bègues ne bégaient plus. On senfonce; chaque rue devient une province peuplée dautres habitants que ceux de la journée. Les magasins et les lieux transmuent leur fonction; les nouveaux habitants changent de sexe, dapparence, de coutume, de nature. À létal dune boucherie ce nest plus un boucher, devant le fournil ne se tient plus le boulanger. Puis laube revient et une à une les fonctions se remplissent de leurs justes fonctionnaires. Le court bonheur de léquivoque sestompe et les mutants se terrent jusquà la nuit suivante. Au matin, la réalité reprend ses droits, les détritus reviennent à la vie et les reflets des pavés ne charrient plus que des étoiles mortes. Puis les boueux passent, qui effacent les vestiges.
Un soir semblable, Mathias, en prise à l'insomnie, déambulait autour de Nôtre-Dame, rêvassant dHugo, dEsméralda, du bossu, sévertuant à ne pas regarder les passants de la rue, les yeux rivés sur limpénétrable pavé luisant qui renvoyait des images irréelles, des images de lautre côté. Il ne mirait que le pavé, nobservait le monde que par reflets. Des jambes élancées, en lames de ciseaux, zébraient parfois de deux lignes le sol. À dautre moments, mais moins souvent, l'étoffe ample d'une jupe élargissait un triangle plus touffu.
Assis sur un banc, du crépuscule de la journée à lorée de la nuit, en vache qui regarde passer le temps, il constatait que progressivement les tâches amples se raréfiaient tandis que les doubles fuseaux des hommes prospéraient en une ronde concentrique qui de plus en plus le cernait. Il se crispait, conscient quun peu plus loin certains enjambaient les barrières basses du square Jean XXIII jouxtant larrière de Nôtre-Dame, pourtant clos là la tombée du jour après que les nurses laient déserté de leur poussette. Des jambes entreprenaient là, entre une tétine oubliée et des poubelles pleines de couches, des déambulations encore plus précises, devant un autre parterre dhommes plus outrageusement assis, ou outrageusement debout, à lintérieur de ce cercle sacré.
Comment savait-il tous les détails de ces rites puisquil navait pas franchi la ligne? Le son des murmures, se moquant des frontières de papier ou des grilles ajourées, avait dû lui colporter ces enseignements, ou encore, une bouche tentatrice, comme celle de laboyeur grossier qui hèle le chaland devant les sex-shops de Pigalle, une bouche qui se serait trompée de destinataire car la nuit, on ne sait trop à quelle oreille on chuchote.
Un ballet dombres continuait à le frôler, et il arrivait que les deux lignes dun pantalon se figeassent face à lui, soudain fixes, têtues, précises, prenantes. Un homme, déployé à pleine stature, devait le surmonter. Lui, assis, tête baissée, était à hauteur de la braguette du pantalon. Alors, sans regarder, il se levait précipitamment et rejoignait son domicile, ou, sil était trop tôt, changeait d'endroit.
Il se sentait proche et étranger de cette jungle foisonnante qui sévissait. La peur et lattirance se mêlaient. Il nétait pas courageux. Comment osait-il rester? Il fallait certainement, quà légal de tous ces corps usurpateurs de ces heures et de ces endroits étrangers, il devint soudain un autre, ou, si ce nétait, quil en fut à lextrême lisière. Dans ce monde épais de velours anthracite, une lame fendait parfois quelque passant ou des bras musculeux étranglaient. La victime nen trépassait pas forcément mais en restait marquée, la plupart du temps ne sen cachait même pas. Les cicatrices de la nuit lui devenaient corollaires de médailles, et les traces détranglements avortés, des colliers de perles.
Mathias avait déserté un banc dangereux pour en joindre un plus calme, quand un nouveau fuseau se positionna devant son visage, un triple fuseau cette fois, car une canne dont le bout doré brillait en pépite sous le reflet dun réverbère, escortait deux jambes sélevant à partir de guêtres à lancienne. Il sapprêtait à fuir une nouvelle fois, surtout sans lever le menton, quand le son dune voix familière le transit.
- Tiens... Mathias! Bonsoir! Quelle surprise de te voir là!
Il leva les yeux de lourlet du pantalon, en suivit le pli bien droit jusquà la veste boutonnée, sétonna dune lavallière enserrant le cou puis atteint la tête largement chapeautée quil reconnut pour celle de Pieds En Sang. La honte lempourpra mais honte de quoi, dêtre là? Dy rencontrer Pieds En Sang? Pourquoi Pieds apparaissait-il presque travesti en canne, guêtres et lavallière pour venir en ce lieu? Pourtant il ne boitait pas et ce nétait pas mardi gras!
La honte le picotait. Tout autour de lui la perdition rodait mais il navait rien fait quen rêvasser quand soudain, par la présence de l'étudiant en droit, elle prenait corps. Sil réalisait la substance du mal, cest lautre qui la lui faisait sucer! Juste avant, la seconde davant, le dixième de seconde davant, il nen savait rien, mais comment nier? Comment expliquer son innocence à Pieds?
Le postulant magistrat sassit à ses côtés sans plus dire un mot, alourdissant une incertaine complicité. Mathias ne put tenir et parla.
- Oui... cest vrai Pieds... je maperçois tout à coup que l'atmosphère est étrange mais je ne savais pas... je ne le réalise que maintenant. Jhabite à côté... je prenais lair... dans lombre des gargouilles...
- Tu ne savais pas que c'est là un rendez-vous d'homosexuels?
- Dhomosexuels?
- Oui, des pédés vois-tu.
- Ah? Mais non! je ne savais pas! Vraiment? Il me semblait un peu mais pas à ce point! Comment aurais-je pu deviner?
- En regardant. Tu ne vois pas quà lombre de la chapelle, chaque bout rouge des cigarettes est un cierge habillé pour le bal?
- Ah? Mais non, je baissais la tête, je regardais luire la lune sur le bitume.
Comment Pieds pouvait-il reconnaître aussi froidement de telles horreurs... les avouer... ainsi... sans détour... avec des mots violents déguisés en poétiques qui sonnaient comme des gifles et suintaient des odeurs de vêtement de cuir, à même la peau, sans dessous, peut-être même portés par des curés! Il était indécent quil se soit présenté, quil soit sorti de lanonymat gris des promeneurs de parc. Dire son nom vous flanquait à la lumière vive dun jury composé dhommes du jour, aveugles à la race des amateurs de clair-obscur, dineffable, de presque rien... Quil se taise donc, quil éteigne cette lumière déplacée qui avançait le cru du matin où les jolies joues de pomme dapi de faux très jeunes gens deviennent blettes, et la puissance musculeuse de soi-disant forts des halles sombre dans du gras.
Cette fois ce fut Pieds qui rompit ce nouveau silence.
- Moi je viens là par curiosité. Tu sais, beaucoup de ceux qui sont là finiront en correctionnelle, ou même devant les assises.
Correctionnelle? Assises? Quel monde dévoilait-il? Et de quelle curiosité était-il saisi? Pouvait-on être curieux de ça? Était-il du côté des ombres anonymes ou du jury faiseur de lumière?
Les ombres bifides des rondes de jambes s'étaient désormais espacées autour des deux hommes. La sévère présence paternelle du magistrat porteur de canne et chapeauté le protégeait des démons, lextirpait de cette légion étrangère des noctambules dont sa seule présence le rendait complice.
- Mais je crois en Dieu! sécria Mathias, tentant de bousculer le pilori qui lenserrait par cette soudaine morgue religieuse.
- Ah oui... mais d'autres aussi... sans doute... qui sont là...
Pieds, de sa canne, balaya la pénombre du parc.
Cette phrase ne fut pas claire pour Mathias, qui toutefois rentra la tête dans le joug. Affirmer sa croyance ne témoignait-il pas dune innocence? Il se protégeait par Dieu. Si Dieu ne protégeait pas les autres qui sans doute faillissaient, trahissaient la nation, fomentaient des plans secrets destinés à enfoncer les lignes arrières de tout état toujours en guerre, car la paix nest jamais quune guerre stabilisée, à quoi servait-il? Pour être ainsi passibles de justice, ces hommes devaient bien faillir et trahir, succomber par-derrière à des pulsions répréhensibles!
Tout cela langoissait. Pieds le transformait en cet aveugle de bande dessinée qui marche sur le vide et ne tombe que quand on lui en fait prendre conscience.
Le juriste observait le trouble du serveur avec une autorité amollie dun plaisir, la voix faussement plus ferme pour mieux le cacher. Mathias ne savait plus où se mettre. Sa peur, dont lautre jouissait, maintenait son émoi sur une extrême pointe.
- Mais, vraiment, ne peut-on être là sans faillir?
- Hum... le crois-tu? Un jour tout montagnard chute, tout coureur automobile sécrase, tout promeneur de rue de prostitués monte...
- Mais on n'a pas le droit de succomber! s'exclama Mathias.
Une ombre derrière eux cria. Arrêtait-on un traître ou venait-il de perpétré son crime? Des yeux blancs les fixaient dans le noir, des mains semblaient sagiter, des respirations devenir rauque et des odeurs dorgeat monter. Pieds En Sang se saisit alors de son bras afin de laider à s'enfuir tandis que dans sa tête des sirènes de police mugissaient. |
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