Ça commença. Le jeune serveur restait transi sur son siège, de bois, à la fois en dehors des gens et perdu dans leur tumulte grandissant grossier et sauvage. Un roulis de tonnerre sortait des corps à l’égal des grondements précurseurs de l’éclatement de l'orage. Le ciel se noircit et s’obscurcit dans leurs yeux dès que les lumières de la salle s'estompèrent et que le ring s’éclaira violemment, focalisant tous les regards, les dérobant les uns aux autres pour ce seul point, provoquant une longue traîne de "ah!" dont celui de Débisex encore plus sonore, plus long, plus expansif.
Mathias se pencha un peu pour le regarder par-delà Palatine qui l’en séparait. Il envia le débile si béat. Au fond, rien n'était méchant chez lui. Sa sauvagerie spontanée, belle, pure, n'affleurait que près des femmes qu'il trouvait désirables jusqu'à ce que des remontrances d'adultes jugulassent facilement sa fièvre de mustang, la frayeur désordonnée des belles s’évanouissant alors en lointaine queue de comète.
Mathias quitta du regard le débile flanqué au côté opposé de l’autre, s'adossa, s’engonça bien dans son fauteuil, chassant de son esprit, par un rictus, cette sexualité du monstre repoussante de spontanéité.
- Es-tu sûr que tout va bien? s'inquiéta à son tour l'étudiante après Pieds En Sang.
Mathias sursauta de la voix, étonné de n’être pas seul, entouré de gens vivants, de chair. Parfois il oubliait que le monde existait vraiment. Il voyait les gens et devait faire un effort pour réaliser qu'ils vivaient, avec un corps, des pensées, des veines en relief sur les mains, des petites maladies...
- C'est que je n'aime pas trop la boxe.
- Mais si, regarde, c’est passionnant!
Le combat commençait. Débi cramponnait le fauteuil de la rangée précédente, ne quittant pas le ring à l’unisson d’une vieille placée juste devant dont le regard froidement avide semblait tout autant hypnotisé. Leurs deux coins de bouche tombaient, ils haletaient semblablement, tout convoitise, se mâchant les lèvres, dodelinant de la tête, l’oeil brillant, la mâchoire travaillée d’un mouvement continuel, ensemble solidaires.
Mathias ne ressentait rien de cette tension que tous partageaient. Pourquoi était-il si fermé aux autres, pourquoi en avait-il peur? Il aurait eu envie d'aimer, mais était-ce bien un endroit pour penser à cela? Sa main pressa cette fois celle de Palatine qui machinalement souffla “ne crains rien, je suis là, avec Pieds En Sang”, mais ne décrocha pas d’un cil la rixe des brutes ahanantes.
Le garçon eut honte de se sentir presque inexistant, traité en enfant. Lui et Débisex étaient deux enfants que l'on menait au cirque, mais lui seul, encore plus petit, s’effrayait des acrobates suspendus au ciel et des tigres rugissants, lui seul était perdu au milieu d’adultes fiers de provoquer cette peur et de pouvoir la maîtriser.
Le débile, collé à Palatine, jappait, pétri du double plaisir du combat et d’être tout contre sa maîtresse; il mimait la rixe le visage plein de hargne et de gourmandise.
Mathias se sentit seul et troué dans son fauteuil carmin sale. Un vide passait en lui à l'égal des trous de brûlures de cigarettes faites par des successions de mains nerveuses dans les dossiers des fauteuils. Voila, il était là et pas là, ils n’étaient quatre, ce soir, que comme les "Trois Mousquetaires" dont un n'était pas comptabilisé!
Maussade, le coeur gros, il se pencha vers Pieds l’encadrant de son autre côté et, dans le brouhaha, lui fit part de sa pensée.
Le juriste sourit franchement.
- Mais tu devrais être content! Le quatrième, d'Artagnan, n'est-il pas le plus important?
Mathias ne le crut pas. Le juge se moquait de lui. Il était impossible qu'il fût le plus important, à moins peut-être qu'il n'ait rien compris à l'histoire des "Trois Mousquetaires". Bien qu'il doutât, cette réponse le réchauffa. Pieds était vraiment le plus gentil, le seul à trouver un mot réconfortant, à le faire exister, à lui donner envie d'aimer quelqu'un!
Le garçon de café croyait n'être là que pour un seul combat, un championnat du monde opposant un argentin à un français mais il s’aperçut à son grand désarroi que le combat en cours n’était pas celui de l’affiche et que ce gala proposait plusieurs autres assauts. Ses yeux se voilaient. Deux autres hommes remplacèrent les premiers fatigués, ça n’en finissait pas. Chaque fois se renouaient les enchevêtrements de corps difficilement séparés par un arbitre ventru. Des pieds semblaient dans la glu, d’autres virevoltaient en abeille dont une parfois devenait saoule, pétrifiée, s’accrochait. Là, tous deux, épuisés, devenaient des ours enlacés et tanguants. Le combat fini, un nouveau prit sa place, il n’y avait plus qu’un long combat unique, qu’importait qui combattait. Un transpirait tant qu’on lui vit la coquille noire son short blanc devenu transparent par la sueur. Gong, arrêt, les deux respiraient des sels puis repiquaient à la tache.
Mathias regarda le programme mais ne comprenait pas qui était qui? Palatine lui expliqua que le français était le noir. Tout ça n'avait pas de sens. Les boxeurs français étaient noirs ou arabes, les anglais noirs ou indiens, les Belges noirs aussi et les Africains du Sud étaient tous blancs. Il avait déjà été confronté une fois à ces contradictions, chez des amis de ses grands-parents qui regardaient une finale de cent mètres d’un championnat du monde. La caméra suivait tous les coureurs se mettant en place dans les starting-box et le présentateur les nomma tour à tour. À l’issue du dernier, il remarqua que tous étaient noirs, sauf un, blanc, qui s’appelait Black, cela sans sourciller, sans en relever l’ironie.
De même, tous se présentaient ici en portant des identités qui n'étaient pas les leurs, soutenus par des supporters qui ne leur ressemblaient en rien. Les identités étaient perdues.
Mathias eut le vertige. Dernièrement Pieds En Sang lui avait tenu un long discours incroyable qui expliquait que la boxe et les parfums participaient d'une même sensibilité agissant à partir du cerveau reptilien, le plus enfoui et pourtant le premier accessible. Par celui-ci, qui préexistait au langage, on vibrait sans codage, avant toute raison; il agitait en nous des sensations brutes antérieures à tout mot, toute culpabilité. Par lui, la mémoire enfouie et les souvenirs d'enfance resurgissaient, les parfums de rose ou de santal de sa mère ou les effluves du lait tiède tout juste tiré du pis de la vache.
Pieds expliquait que dans les désordres secoués des corps, l'agressivité et l'odorat réveillaient le vrai sauvage en nous, le barbare que la société canalisait par des fausses vraies explications en vantant l’esthétisme d'un flacon ou la complexité de son bouquet floral mêlant Seringa, Fleur d'oranger, Osmanthus et Fève Tonka, savamment répertoriées en notes de tête, de coeur et de traîne. Les historiens de la boxe dissertaient de même du cercle sacré du ring et de la codification progressive des règles alors que l’important était l’impact du poing sur la figure, qui très vite virait à l’hématome, et le géant qui tout à coup vacillait.
Pieds parlait et le silence de Mathias soumis faisait la femme. Il n'avait pas les moyens de répondre à cette force de la parole, à ce chapelet brandi de mots sur le fil de la culture qu’il s’escrimait à dévaloriser, dont il dénuait l’intérêt. Toujours ces tics précieux du riche qui affirme que l’argent n’est rien, et du cultivé qui crache sur sa culture! Il resta coi. Il lui importait seulement d'être avec Pieds.
Il reporta son attention sur les boxeurs animaux s’agitant face au public reptilien, dans cette salle Marcel Cerdan de Levallois. Les deux présents tournaient. Pour une fois un blanc se confrontait à un noir, jouant le danseur quand le second mimait un taureau ganté. La ballerine et l’animal puissant trépignaient sur le sol du ring peint des inscriptions “Big Mat, les matériaux et les conseils des pros, avec RTL et TF1”. Ces inscriptions mercantiles salissaient les peaux vainement belles et luisantes, se moquaient d’eux. Pour quoi combattaient-ils? Les muscles saillissaient plus que les têtes qui semblaient vides, regonflées chaque trois minutes par les hommes de coin. À un moment, du sang surgit de l'arcade sourcilière du boxeur blanc. Le sang coulant s'y voyait mieux. Peut-être des noirs avaient-ils saigné avant, mais c'était là plus spectaculaire.
Débisex, avec la salle, criait " a ort, a ort" (à mort)...
Sa bouille épaisse se fendait largement de plaisir. Il ne voulait pas vraiment la mort d'un protagoniste mais participait à cette osmose collective, tentaculaire, où des milliers de palpitations mêlées criaient par la même bouche, où tous étaient dans le vertige de leur inexistence propre. Même la bouche de Palatine tremblait. Mathias n'aurait su dire si elle prononçait exactement les mêmes mots, il ne le croyait pas, mais les arceaux des lèvres épousaient le rythme des autres en cadence.
Le visage de Pieds En Sang s'était aussi crispé. Une légère sueur couvrait de rosée son front tandis que ses yeux écarquillés témoignaient de cette communion secrète qu’il partageait avec tous, de cette complicité rustique qui unissait au-delà des âges, des classes sociales et même des sexes.
Mathias eut honte d'y voir là du religieux, d'être entraîné dans cette secte impie où le bain de sang remplaçait l'eau du baptême, avec les dentiers des boxeurs en hosties mises en bouche, les ahanements de la foule en "je vous salue Marie" et les coups plus appuyés scandés par des "alleluias". Ses yeux suivirent ceux de la foule et se reportèrent sur les combattants. Chacun d’eux esquivait pour qu’un coup de poing ne devienne pas coup du sort, l’un se ruant l’autre se protégeant puis le contraire, deux mécaniques, quatre bras d’essieu. Puis l’un commença à boxer en noctambule, plus contre l’autre mais contre son ombre. Prendre sur soi dans la grêle. Tenir. Il ne cherchait plus à gagner sauf par un coup désespéré et chanceux, lançant au hasard son bras aux poings émoussés contre le moulin à vent de son adversaire dont désormais chacune des dix pales était gantée de cuir. Tenir. Dans les iris on voyait les appels au meurtre, au sang, les encouragements, les découragements, les postillons; les visages rougeoyaient dans la salle comme un seul soleil torride. Une lèvre pendit. Un oeil éclata.
Quand ce sang gicla Mathias se souvint des catholiques chartreux. Un d'entre eux bêchait dans un cimetière et sa bêche, en mordant la terre, fit jaillir du sang. Il courut vers son prieur. "Que dois-je faire?", demanda-t-il. "Recouvrez", dit le prieur.
Mais là, nul ne jeta l’éponge. Il aurait fallu que le combat soit clos, mais il se perpétua encore six minutes. Le sang avait réveillé les plus endormis, les cris faisaient curée, mordaient la chair fendue, tous étaient des requins se précipitant vers le flot rouge. “C’est pour toi, ta fille, ta famille” l’encourageait un homme de coin. Il repartit puis, sur un nouveau mauvais coup, cracha son dentier. L’arbitre le ramassa, lui écarta la mâchoire comme s’il s’agissait d’un cheval, lui remit dans le mufle, le flatta d’une gifle et le renvoya à l’assaut.
Quand l’homme blessé fut enfin mis K.O., les cris culminèrent en une sorte d'orgasme. Mathias lui-même crut défaillir au cri global extirpé des poitrines, quand la tension brute reptilienne fit lien et que les mains se réunirent. La main gauche de Pieds En sang serra celle de Mathias et la droite de Palatine s'empara de la seconde, y enfonçant ses ongles, faisant de cette peau son territoire dans lequel elle plantait cinq piquets pour tenir le grillage, tandis que de l’autre elle devait broyer celle de Débisex flanqué contre son autre sein. Il sembla au garçon de café que ce furent les femmes qui crièrent le plus fort. Il se rappela une formule qui relatait que certaines d’elles agonisaient en écoutant du piano. Il n’en comprenait pas trop le sens, mais ça devait ressembler à ça.
Puis la tension retomba, accompagnée de sa cour habituelle de petits soubresauts. À peine le dernier spasme éteint, les visages s'embrassèrent car le préféré de la foule avait vaincu, le noir, qui était tout de même blanc parce qu'il était français.
- Qui a gagné? demanda Mathias.
- Mais le blanc! répondit un spectateur énervé à un autre rang.
Le noir levait les bras.
- Mais c'est le noir!
- Mais non, puisqu'il est français!
Mathias sentit sa joue prise par les lèvres de Pieds En Sang tandis que Débisex enserrait Palatine à lui couper le souffle. Toute cette passion pour un noir!
Il restait inerte mais ne l'était-il pas toujours? Il se sentait perdu dans le désordre avoué de la foule. Parmi les cris, son corps était mené par la foule en bouchon dans la tempête, prêté au désir d'autrui comme les boxeurs meurtris qui se perdent dans l'océan des pulsions meurtrières des hommes, en autres esquifs plus fragiles qu'on pense.
Il était odieux que ces hommes, à son image, se trouvassent au seuil du péché d'autrui; eux par leur force qui hypnotisait la foule rendue carnassière, et lui par sa soi-disant beauté. Celle-ci semblait à autrui le principal bagage de sa vie quand il se vivait loqueteux, "porteur-voleur" de cette valise de luxe qui lui allait si mal.
Les milliards investis sur ces sportifs issus du ruisseau étaient une pareille parodie; ces boxeurs, à l’instar des cyclistes du Tour de France dont l’un d’eux parfois chutait et mourrait, étaient joués par des maléfices autrement plus grand qu'eux. Les personnes belles, les boxeurs et les cyclistes, n'étaient-ils pas les porteurs d'eau du diable?