À contrecoeur, Anesthésie se défit du serveur et le remit au coiffeur qui jeta une moue dubitative sur la longueur de ses cheveux, passa une main pour les hérisser, puis sourit, d’un air entendu.
- Vous m’avez vu par la fenêtre?
- Mais non, quelle idée!
- C’est que vos cheveux sont déjà courts! Alors je croyais que... enfin, vous comprenez... parce qu’il y en a qui n’osent pas... mais ils montent quand même.
- Ils montent?
- Oui... enfin, ils entrent, vous me saisissez. Le patron dit que ça fait monter le chiffre d’affaire. Le chiffre d’affaire! Comment il dit ça! C’est autre chose que je leur fais monter!
Mathias ne comprenait rien à ce babillage d’imbécile. Anesthésie lui souriait de loin, toujours molle, sans l’aide des corsets, buses et baleines qui raidissaient les corps dans les siècles passés. La chaleur promettait de plomber la ville autant que les jours précédents. Cette réflexion météorologique l’écarta de la trop grande sympathie du garçon qui venait d’entreprendre sa coupe par ces mots salement tendancieux “je vais vous prendre en charge.” Il ne voulait pas qu'on le prît en charge! Cette expression trop lourde de sens pouvait prêter à confusion, tout comme de paraître trop apprêté. En sortant du salon, il s'aspergerait d'eau, ébourifferait le court chaume subsistant de ses cheveux. Il ne savait jamais quoi faire pour paraître moins beau. Il portait la beauté en plaie donnée par Dieu pour le tester, juger de l’intensité de sa foi, de sa résistance à la tentation, non pas de la sienne mais de celle que son corps inspirait à autrui.
Il aurait aimé que ce fût son âme qui attira mais les regards avides ne lorgnaient pas vers ses pensées, roulaient seulement sur lui leurs yeux carnivores qui le grignotaient des pieds à la tête en insistant bien sur les mignardises des boursouflures mal placées! Des cochons! De son âme, les autres n’apercevaient que la flamboyance de ses joues qui crevait en taches autour des ailes du nez et des commissures des lèvres.
Le coiffeur, les cheveux coupés raz, portait un petit anneau d’or transperçant son oreille droite. Mathias fixait l’anneau reflété dans le miroir sur l’oreille gauche, ne sachant comment se défaire des caresses caracolant sur sa nuque dans une fausse innocence. Tout à coup, le jeune figaro se saisit d’un rasoir afin d’égaliser les “pattes” et occire les quelques menus poils rétifs du cou. Il se courba, fit pression de son torse sur ses épaules, approcha ses lèvres des lobes bien dégagés, et là, d’un souffle juste dans le canal, lui avoua qu’il était épileptique. Mathias se raidit. Le coiffeur passa sa main gauche sous la gorge et raidit le cou de deux doigts afin que la lame ne trouvât pas d’aspérités. Sentant l’extrême tension de Mathias, il essaya de le rassurer en susurrant qu’il ne lui était jamais arrivé d’accident pendant son travail. Le rasoir crissa, irrita la peau qui se rebiffait, mais ne l’entailla pas. Dans quel monde vivions-nous? Le serveur se promit de ne pas revenir à ce salon. Qu’avait-il fait pour que cet homme trop attentif lui avouât de si sales confidences?
Une femme, qu’il n’avait pas vu entrer, se ficha devant lui et sourit, mimant une joie semblable à celle des Pieds qui le croisaient. Encore sous le coup du danger de la lame, il tarda à reconnaître Caroline, la petite amie de Pieds, une de ses semblables qui portait un nom, un vrai de calendrier usité régulièrement par un saint, avec huit lettres bien plantées qui traçaient C.A.R.O.L.I.N.E. et l’excluaient aussi d’être jamais membre du groupe bien qu’elle fût l’intime de Pieds. Quelle situation insensée!
À leur première rencontre, quand Pieds lui présenta cette jeune fille en la nommant, Mathias éprouva l’horreur du chaland face à un écorché. Il vit cette belle jeune fille en déesse lapidée, s’apprêtait à la plaindre en chrétien hypocrite dont la pitié semble secourir une âme adverse en peine alors qu’elle cajole surtout la sienne, se complaît à caresser ses bons sentiments avec un plaisir tout masturbatoire. Il la couva du regard. Il serait la mère de cet oisillon, réconforterait cette soeur privilégiée d'exclusion. Il tendit une main qu’elle n’attrapa pas, expliqua en coquette quelle ne souffrait nullement de cette situation et il resta seul dans son désarroi, sa main vaine tendue sans toison de chien errant à caresser. Sale bête! Ingrate! De rage, il lui aurait bien brisé les cotes d’un coup de pied! Comment pouvait-on afficher une telle gaieté tout en étant à l’écart de la bande? Cela pouvait-il être indifférent à certains?
- Ah, Caroline!
Son esprit revint vers elle dans un dernier tressaillement. D'un pauvre rictus, il sourit à la fille, confus sans savoir de quoi. Craignait-il que l’on découvrît sa peur de la solitude par sa venue chez Rosa, ou qu’on lui prêtât des tendances à le voir dans les mains louches du trop tendre garçon coiffeur épileptique.
Il aperçut dans le miroir La Créature qui, accompagnant Caroline, additionna ses yeux à ceux de sa compagne, murmura un bonjour en faisant un pas et obscurcit toute la salle, recula et ranima enfin la vie. Comment étaient-elles ensemble? Par coïncidence? De façon délibérée? Oh, qu’importait!
- Tu as vu La Créature, le beau Mathias vient aussi fréquenter le salon d’Anès! Regarde comme on le bichonne, ah on le dorlote bien! Hugo semble déjà fou de lui!
Hugo, puisque Hugo était, haussa les épaules devant ce babil féminin. Il était habitué à ce que toutes fussent ainsi, elles parlaient comme l’on “pisse”, il fallait attendre que ça cesse voilà tout et puis tirer la chasse d’eau! Caroline saisit le message dédaigneux à son haussement d’épaules et s’amusa à s’incruster, le gêner. Elle se pencha vers son client en arbuste haut, ployé et mutin, afin de lui embrasser les joues, puis lui effleura les lèvres, pour rire. Rire de quoi? Elle jouait avec lui comme les enfants font d'une peluche, d'un jouet inoffensif. Était-ce amitié ou dédain?
Les deux hommes, soudain liés, ne savaient comment se défaire de l’amie de Pieds qui tourbillonnait, jeune mouche du coche qui faisait fi d'importuner le coiffeur, et pire, s’en amusait. Elle n'arrêtait plus d’embrasser Mathias, à petites touches, en peintre tachiste de baisers tandis que le figaro jetait entre deux bécots des coups de ciseaux de plus en plus rageurs. Mathias, bête assaillie par deux matadors, prisonnier de cette double tauromachie dont il était l’enjeu, restait pétrifié entre les lames d’acier articulées et les poinçons des lèvres, “smac! smac!”et “schlac! schlac!”, les guillotines de métal lui estoquaient l’encolure tandis que celles de chair lui décapitaient joues et lèvres. L’angoisse montait. Mathias craignait de faire les frais de la rivalité puérile.
Puis, au sein même de cette frayeur, il se sentit capté par une tache blanche mouvante dans le miroir. Ses pupilles s’extirpèrent de la lutte à mort pour suivre ce qu’il perçut comme la tache blanche d’un soutien-gorge un peu transparent qui s’offrait aux regards dans la glace par l'entrebâillure de la veste de la fille penchée. Sans s'en rendre compte, hypnotisé, il observait les deux bonnets de tulle relevé d’un liseré de dentelle, gambadant, à peine lourds.
Objet de la double attaque, il ne bougeait plus et fixait ce blanc louvoyant, sans désir mais fasciné par ces montgolfières gonflées qui allaient et venaient, vibraient, molles et souples, boules solides et liquides de mercure. Entomologiste, observateur scientifique, rien ne pouvait lui arriver. Rien. Il se demanda si "entrebâillure" était bien un mot français. Un homme qui songe à la lexicographie en regardant les seins d'une femme est-il vraiment un homme mais qu’est-ce que ça voulait dire puisqu’il y songeait aussi au Mc Do devant l’étudiant à cheveux longs?
Oh Dieu, qu’il n'aimait pas qu'ainsi des questions déplacées lui viennent! Il essaya de juguler ses interrogations mais se sentit dériver. Caroline estoquait avec le figaro, mais lui était emporté dans un monde lointain.
Caroline parlait dans son dos. Il la voyait lui parler dans la glace, agiter avec grâce sa beauté, mais il n'entendait pas ses paroles. Il songea à Pieds. L'ami d'elle. Son ami.
Caroline n'arrêtait pas de l'embrasser, lui, qui n'était pas Pieds, mais l'ami de Pieds, sans “e”. Elle était l'amie, et lui l'ami, peut-être. Seul le “e” les séparait du futur juge, différence minime, mais fondamentale. Voila à quoi se résumait la "sexuation", à un “e”, ou pas. Ça lui rappela l'histoire des chromosomes, XX ou XY, que l’on pouvait aussi nommer en s’amusant "chromoshommes". L'homme, XY, était déjà un couple à lui tout seul, mais la femme, XX, sans l'homme n'était "pas toute". Elle était redoublée. Elle redoublait. Ce n'était là que parthénogenèse.
D'où lui venaient toutes ces idées scientifiques? Pendant qu'il se perdait dans un délire génétique, elle, simple, peignait toute la toile de lui de ses baisers. Elle ne semblait poltronne de rien, sereine, candide.
Pourquoi Pieds, l'ami XY, racontait-il parfois des horreurs sur les femmes XX? Pensait-il que l'âme du serveur frère en chromosomes pourrait y faire écho?
Il lui avait narré son horreur du sexe des femmes au moment où il commença à frayer avec Caroline. Il frayait! Pourquoi alors parler d'horreur et frayer, pointer le détail d’une faille nauséabonde qui, sous une crête rose foncé, s'ouvre et bave quand le désir fait scalpel et fend la figue pourpre en deux? Quel besoin avait-il de décrire les femmes avec de si horribles images que nul n’oserait les montrer aux heures du repas quoiqu’industriels et états ne se gênassent pas pour vendre tampons hygiéniques et préservatifs avec un affreux luxe de détails, osant parler de règles, de pénétrations anales et de lubrifiants intimes avant les informations de vingt heures, quand enfants et adultes bien pensants se trouvaient devant la télévision. Quelle débauche immiscée dans le quotidien!
Pieds décrivait avec une jouissance malsaine l'objet d’homme placé dans le sexe féminin qui par là-même, et heureusement, faisait obstacle aux émanations putrides qui s’en dégageaient. Ah, disait-il, il ne fallait pas tarder, poser vite son sexe en couvercle sur une poubelle, en bonde sur un trou d’évier, en clapet anti-odeurs! Mais qu'avait-il besoin d'approcher son nez! Était-ce là des descriptions de magistrats? Mathias était certain que le Code Civil ne disait rien là-dessus. Rien! Pouvait-on parler de ce que le Code Civil ignorait? Est-ce que ça existait seulement? Qu'avait voulu Pieds En Sang de lui par cette narration, lui glissant ces mots comme on met un vers dans un fruit?
Lui aussi, comme le coiffeur épileptique, avait eu besoin d’y aller de sa confidence, avouant qu'il ne pouvait aimer que des femmes belles, parfaites, des poupées lisses et irréelles, des petites Barbie dont rien à l'extérieur ne rappelait la faille. Pourquoi lui raconter des horreurs, à lui, un frère XY qui n'avait jamais connu de XX?
Il en avait été malade. Était-il un terrain si friable qu’un seul sillon du soc de cette charrue démontait? Un magistrat homme qui générait de tels discours, pouvait-il encore juger sereinement une femme?
En ce jour de couleuvres putrides vomies, il l’attira à lui: “il n’y a pas que les femmes qui soient dégoûtantes, Mathias. Dans l’homme le mieux mis se niche aussi la pourriture. Même chez moi. Viens plus près, viens!” Pieds tira Mathias vers lui, apposa sa main sur sa nuque et força le garçon à venir tout contre son visage, au bord des lèvres mouillées. Mathias ne comprenait pas. Le juriste désirait-il qu’il lui baisât la bouche? “Sens, dit Pieds, là, juste sous la lèvre inférieure, entre cette lèvre et ce menton, il existe une glande qui toujours émet une odeur de gruyère un peu mou qui aurait suinté sous la chaleur”.
Mathias, pressé contre la peau d’homme, sentit et perçut distinctement l’odeur décrite. Il recula, effrayé, et regarda différemment Pieds. Puis il glissa un doigt sous sa propre lèvre. La même odeur de gruyère régnait. Il ne s’en était jamais aperçu.

Dans le salon de madame Rosa, Mathias se passa un doigt sous la lèvre qu’il glissa sous son nez afin de sentir de nouveau l’odeur dégagée par cette glande. Dans le miroir, les yeux de Caroline l’observèrent curieusement Elle parlait, ouvrait la bouche. Ses dents apparaissaient et disparaissaient. Dans le miroir à trois faces du coiffeur, ses dents de trente-deux passèrent à quatre-vingt-seize, sa langue agitée devenait par moment trois langues mais elles n'étaient jamais laides, tout juste un peu effrayantes à être autant. Que lui racontait-on?
Enfin Caroline, par un dernier baiser humide signa sa toile et le rendit à Hugo qui soupira un "quand même...!".
“Cette fois, tu es à moi!” surenchérit Hugo. Hugo, la cathédrale, le square Jean XXIII, les hommes noctures... C’était trop. Mathias n'avait plus peur, ni des hommes ni des femmes, finis les XY et les XX, il était seulement petit. Il déconnectait. Tout ça n'était pas vrai, les dires de Pieds n’étaient pas vrais ni les écrits de Palatine dont il parlerait bientôt. Caroline l’avait langé de ses baisers, qu’importait que son amant, qui aussi sous la lèvre puait, en dise du mal. Pourquoi dire du mal d’une femme qui le langeait? Elle ne sentait pas mauvais, non. Avant qu’elle ne lâchât sa proie le tout petit Mathias ouvrit grand ses narines; il y huma un peu de forêt et de rose. De la forêt et de la rose avec un peu d’eucalyptus c'était tout! Que lui racontait-on? Que racontaient les hommes revenus du charnier?

Mathias était sorti du salon de coiffure avant les deux femmes, mais il resta planté devant, sans savoir pourquoi. Planté.
Quand Caroline et La Créature sortirent à leur tour, il était toujours là. Planté. D'un mot elles le déplantèrent, comme si ce n'était rien qu'il soit là, comme si, en fait, il n'avait pas été planté.
- Tu nous attendais, Mathias?
Non, il n'attendait rien. En riant, elles le prirent chacune par un bras et l'entraînèrent boire un rafraîchissement. Les jambes ne restaient pas du tout dans la terre, non, elles allaient. Elles allaient. Alors, était-ce lui qui n'allait pas, mais ses jambes, n'était-ce pas lui? Oh Dieu!
Mathias était haletant. La sueur perlait sur son front.
La Créature humecta un mouchoir de sa salive, lui tapota la tête et les joues. Une vague de dégoût lui leva un haut-le-coeur. Ça lui rappela son enfance où grand-mère, tantes et vieilles marraines à la peau qui pique, crachaient sur leur mouchoir leur salive rance dont elle le frottait... l’horreur absolue... l'odeur de ce liquide suinté d’entre les dentiers d’une bouche saumâtre sur sa figure laiteuse... qu’elles niaient en tant que sienne... qu’elles s’accaparaient... dont elles jouissaient...
- Mais regarde comme il sursaute! s’exclama La Créature.
- Ah oui! C’est peut-être qu’il n’aime pas les femmes!
- Ah mais non... ce n’est pas ça... ni les hommes ni les femmes... c‘est à cause des vieilles...
- Mais il est fou! Nous ne sommes pas vieilles!
Sur les deux visages amusés, Mathias ne vit nulle trace du démon mais il ne fallait pas le toucher voila tout!
Qu’avait raconté Pieds? Les deux femmes en face de lui lui semblèrent tout à coup bien innocentes. Quels mystères lui avait-on mis dans la tête?