Il remonta la rue Saint-André des Arts, jusqu’au Caméléon. Là, au moins, il était connu, il sortirait de la torpeur déjà nocturne de la rue; on l'y avait vu à plusieurs reprises en compagnie du Rutilant, on l’avait raillé, on l’avait dragué, on ne s'étonnerait pas de l'y voir seul. Ce "on" de compagnie devenait une orange qui s'entrouvrirait pour lui, il y glisserait les lèvres.
Plusieurs jeunes filles le “reluquèrent” dès son entrée. Sa beauté ouvrait le regard vorace des carnassiers. Elles le léchaient des pieds à la tête, et inversement, descendaient des blonds cheveux court au large front, plongeaient dans le bleu des iris semblable à celui des jeunes enfants, caressaient du regard ses joues blanches et fines, trouées de deux petites fossettes autour des lèvres minces et tendues, toujours trop rouges. Il cherchait à endiguer le fanal de sa bouche, la mordait pour que les anneaux blanchissent sous le reflux du sang, mais la contre vague le ramenait encore plus grenat.
Dieu que ces regards le gênaient! Était-il responsable d'être beau? Il aurait tant voulu ne pas l'être! Sa beauté était un handicap! Que ne rejoignait-il pas Anesthésie dans le royaume des ombres, qu'enfin on ne le désirât plus pour qu'il n'eût pas à refuser. Qu’il était douloureusement mal commode d’être désiré. Il lançait des regards furieux et hostiles aux visages éperdus qui n’esquivaient même pas ses coups de poings de pupilles, ne le traitaient pas de brute et aspiraient même à la bagarre, se moquant de rosser ou d’être rossé pourvu qu’ils le touchassent. C’est eux qui lui renvoyaient dès lors une image de lâche qui provoquait mais n’allait pas jusqu’au bout. Que faire pour avoir les yeux durs et la pâleur plombée? Tous riaient de lui comme d’un bébé, en jouaient tels des chats avec une pelote. Il fulminait face à ces gorges qui ne demandaient qu’à être étouffées, ces doigts avancés qui s’offraient à la griffe du chaton.
Tous le regardaient telle une jolie fille qui a sur les lèvres un “je ne sais quoi” qui vous donne envie de l’embrasser, le déshabillaient, imaginaient ses petits muscles, son petit sexe, son absence de poils... Leur imagination le salissait. Une meute d’yeux et de bouches d’ogresses, ouvrant grand leurs orifices, cherchant à le gober, le cernait. Une bouche encore plus impressionnante, mimant la caverne d’un vagin féminin, s’avança et l’invita à danser. Il resta tétanisé devant les dents blanches qui pianotaient leur demande au milieu des lèvres rouges et du visage noir, murmura "non" mais le bruit empêcha la négresse d'entendre. Malgré lui, il se retrouva gigotant devant ce sexe rubis dont il sortait des mots qu'il ne percevait pas, pressé contre une paire de seins lourde, opulente. L'arceau lippu se formait et se déformait devant lui ainsi que des masses énormes ondulent lors de tremblements de terre, tandis que le magma s’avance et coule, épais, brûlant, entre les failles. Toute son énergie se concentrait à ne pas tomber. Comment, dans ce bruit, dire à l’ogresse que ses yeux convergeaient mal? Le malaise grandit tant qu'il s'excusa et alla s'asseoir en tanguant, soutenu par un mulâtre à la puissance sauvage et puissante.
Ça tournait, riait. Un nègre lettré expliquait à un pair que sa tunique, composée de feuilles de figuier, représentait un hommage à Adam Et Ève, car ces frère et soeur n’avaient pas mordu la pomme, comme on le croit communément, mais la figue; ainsi se firent-ils des tabliers de feuilles de figues et non de vigne comme la légende l’a faussement colporté. C’est du moins l’explication que donnait Rashi, un célèbre rabbin de Troyes de la fin du XI ème siècle, et il s’avérait que le couturier de ce nègre fut disciple de Rashi! Devant Mathias médusé, le nègre qui écoutait embrassa sur la bouche celui qui lui apprenait de si belles choses. Où se trouvait-il? Dans quel lieu de dépravation oecuménique?
Mathias avait chaud, les “froli-frola” des princes de la piste lui donnaient le tournis, le serpentin de leurs épaules caoutchoutées, la mobilité de leurs fesses, pourtant il s’abandonna à fixer ce cercle de l’hypnose, ces corps, ces ronds de hanches qui jouaient des sortilèges de boa sur un rythme scandé nommé “beat” et battant à “180 r. p. m.”, des révolutions par minute. Un grand nègre, souillé de transpiration luisante, s’aperçut de son malaise et vint s'enquérir de sa santé dans un roulis de docker qui en a vu d’autres. Sa chemise blanche à jabot trempée obscurcit la piste. L’odeur forte de la masse fit forceps dans ses narines, et, pris d’horreur, il sursauta, ravivé par ses “sels d’homme”.
- Ah bah ça va mieux! Comment y se sent le fwèwe? Il est pas avec Le Wutilant ce soiw?
- Non... justement... je le cherchais. Tu ne l'aurais pas vu?
L'odeur charria une suite de sons.
- Non, ye ne l’ai pas vu, mais que tou es beau mon frère diiiii don... Dommage que tou ne te "sapes" pas. Je t'appwendwai si tou veux".
Mathias ne dit ni oui ni non, déjà l’accent d’étron avait regagné d’autres accents à qui il demandait si l'un deux avait vu Le Rutilant.
Chaque homme demandait à un autre s’il avait vu Le Ruilant, toute la salle le demandait. La franche cordialité des nègres dévidait le fil de la bobine offerte et Mathias se sentit soulagé d’un poids. Il avait désormais une raison d'être là. Il cherchait Le Rutilant comme tous les hommes de la salle. Lui seul savait que le vendeur de cuir était au repas de Laqueue mais il goûta en cet instant que l’attention de tous ces hommes convergeât vers lui, que l’on s’y intéressa, l’extirpant d’un soupçon de péché et d'une totale solitude.
La main d’un nouveau grand nègre se posa sur un de ses genoux.
- Ça va, Mathias?
Il ne savait pas, songeant tristement que malgré qu’il fût rejeté des Pieds, c'était encore grâce à l'un deux qu'il trouvait une place quelque part. Existerait-il sans eux? N’étaient-ils pas devenus les garants de son identité?
Ce nouveau grand nègre, suant dans un costume croisé Cerruti boutonné jusqu’à la garde, lui souriait. Sa main, pleine de gros doigts bagués, tripotait fortement sa cuisse, en écartait les deux muscles puis les reconstituait, ainsi sans doute que l’on prépare les sportifs avant l’action, mais quelle action?
- ça va Mathias...
Le feu des trois mots répétés le flamba en énorme brasier, à moins que ce ne fût la main transpirante qui montait plus haut et lui dégoulinait dessus. Que croire? Cette formule de fraternité du nègre était-elle sincère ou perfide ruse de Cheval de Troie pour le pénétrer? Il ne savait pas. En lui coulaient des oranges brûlées, des roses d’incendie, toute une dévorante nappe de feu à laquelle il consentait à prêter son terrain, tout en ne voulant pas, tel un énurétique qui résiste et malgré lui se laisse aller.