entretien: Thierry Zalic

photos: François Boutin

Alain-Dominique Perrin

"
LE NON-DISTRIBUTEUR D'AMOUR"
Alain-Dominique Perrin est PDG de Cartier depuis des lustres, en pierres précieuses bien sûr!
Interview choc, plus que chic. Cet entretien a été réalisé, il y a douze ans. Pathétique mais intéressant.
Face à face, un encore jeune homme qui cherchait à faire l'intelligent et un provocateur dur et paternaliste qui matait du fouet de la langue le jeune lion libre que j'essayais d'incarner. Alain-Dominique Perrin se montra cynique à un point tel que l'on ne pouvait pas réellement penser qu'il était aussi odieux qu'il le laissait croire. Un cœur doit palpiter sous le croquemitaine, peut-être trop même, puisqu'il a tant besoin de le cacher. "Je suis un fort, un dur, un poilu…" telle est sa harangue même s'il parlait plus de milliards qu'il ne montrait ses tatouages.
Malgré son discours et sa formule choc de fin d'entretien, "je ne suis pas un distributeur d'amour", Alain-Dominique Perrin était, avec Jean de Mouy, PDG dePatou, un des premiers à accepter de passer des pages de pubs dans ma jeune revue.
L'entretien le plus hard de ma vie jusqu'à ce jour.
Je lui présente tout d'abord TZP La Revue.

Alain-Dominique Perrin : …oui… une entreprise, c'est une machine à faire du fric et à créer des emplois. C'est ça le devoir d'un entrepreneur. Faire du fric, premier engagement, et, deuxièmement, créer des emplois dans un monde bourré de chômeurs.
Votre initiative est sympathique, mais démerdez-vous… comme tout le monde… Ne demandez pas à Papa et Maman de vous donner 250 briques. Nous, on va vous faire de la pub mais c'est tout. Notre rôle doit s'arrêter là.
TZP: Bien… on pensait placer cet entretien dans un numéro sur Marilyn Monroe…
ADP: Je ne suis pas inspiré par Marilyn.
TZP: Bien… Y-a-t-il un rapport entre le luxe et la luxure?
ADP: Putain! Ça fait 23 fois qu'on me pose cette question! AUCUN! Il y en a de moins en moins. La luxure, c'est un des sept péchés capitaux. Le luxe aujourd'hui, c'est un secteur de l'économie, important, qui rapporte des devises, qui crée des emplois, qui a pris une place importante dans l'économie mondiale, de l'Occident et des pays développés. Ça n'a rien à voir. C'est comme si vous me demandiez s'il y un rapport entre la luxure et l'automobile. Non, y'en a pas!
TZP: Y-a-t-il un rapport entre les bijoux et la morale?
ADP: Y'a pas vraiment un rapport entre les bijoux et la morale, mais il y a un rapport entre les bijoux et la civilisation. Morale et civilisation sont liées. Les bijoux sont porteurs de symbole depuis longtemps, marque de fidélité, l'alliance, la bague de fiançailles. Il y a une tradition de bijoux symboles d'amour et de pouvoir, bagues de pape, d'évêque, colliers de prince… J'ai pas envie d'aller plus loin.

Le bijou, c'est du bizness! Votre masturbation est inutile et dépassée.

TZP: Il y a tout de même une connotation sexuelle dans le bijou.
ADP: Vous vous masturbez! Vous perdez votre temps! Aucun rapport, un godemiché, c'est fait en pastique! Je refuse cette espèce de démarche que j'appelle, moi, de la masturbation intellectuelle. Le bijou, c'est du bizness! Votre masturbation est inutile et dépassée. C'est pourquoi j'aime l'art contemporain qui a pris en charge les problèmes d'ambiguïtés permanentes de notre civilisation et de notre façon de vivre. L'artiste, pendant des siècles, a été un chroniqueur. Il a passé son temps à reproduire des scènes de la vie quotidienne des gens. L'artiste d'autrefois est le photographe d'aujourd'hui. L'artiste actuel vit une époque géniale où il peut s'affranchir de ce rôle-là. C'est pourquoi j'aime tant l'art contemporain. Les artistes ont maintenant une autre mission, une autre liberté que le simple témoignage, ce sont eux qui peuvent aborder les problèmes que vous soulevez, l'ambiguïté, les problèmes sexuels, la morale…C'est comme Baudrillard qui appréhende tous nos fantasmes… Là-dessus, moi, fabriquant de bijoux, je suis largué. Au-delà de la création, je m'occupe de la machine, le prix de revient, la marge, le bilan… et ça ce n'est pas de la poésie!
TZP: Ce qui donne de la valeur, c'est tout de même la part surajoutée du rêve.
ADP: Ajoutée, pas surajoutée. Y'a même une taxe là-dessus, ça s'appelle la T.V.A.
TZP: La T.V.A. du rêve à 33,3%?
ADP: (rires)

TZP: Pour vous, Marilyn est-elle vulgaire ou érotique? La vulgarité peut-elle être érotique?
ADP: Elle n'est pas plus érotique que n'importe quelle gonzesse jolie, elle a un beau cul, mais c'est tellement banal! Elle est historique, c'est bien plus grave, plus important. Marilyn Monroe est une fille qui a habité les années 50 d'une façon tellement forte qu'elle est historique. C'est un monument historique Marilyn Monroe.
TZP: Y-a-t-il un rapport entre Marilyn Monroe et Cartier.
ADP: Complet, oui. D'abord, c'est une cliente, c'est toujours bon à savoir. Elle chantait une chanson que tout le monde connaît "Diamonds are girl's best friends", dedans elle parle de Tiffany et de Cartier. J'ai fait une expo sur les années 60 à la fondation Cartier, et l'on a montré sur elle une vidéo superbe de 16 minutes. Voilà pour Marilyn Monroe.

J'ai toujours été un mec brutal, pas au mauvais sens du mot. Un type un peu arrogant, rapide.

TZP: Êtes-vous uns star?
ADP: Pas du tout. Je suis un patron compétent et travailleur, c'est tout. On n'est pas compétent par génie, dans les affaires, mais par professionnalisme. Je suis bien dans ma peau, bien dans mon entreprise, mais pas une star. Je suis connu parce que je suis à la tête d'une entreprise connue. Aujourd'hui il est important de mettre une tête sur un nom, et le public et les médias sont demandeurs, d'ailleurs vous êtes là, et pas le seul, mais je ne me balade pas dans la rue avec des gorilles, j'ai pas de vitres fumées sur ma bagnole. Je sors librement. Si on me reconnaît de temps en temps, tant mieux, je m'en fous, j'ai rien contre, j'ai rien pour. Je ne fais pas des choses que j'estime inutiles à mon entreprise comme passer dans des émissions télés.
Franchement, je ne suis pas une star, je ne peux pas, je n'ai même pas un comportement de star. Tout ce que je demande, c'est qu'on me foute la paix avec mes enfants dès que j'ai trois minutes de libre.
Star, pas du tout. J'ai toujours été un mec brutal, pas au mauvais sens du mot. Un type un peu arrogant, rapide, je vais vite, j'ai besoin d'aller vite, je suis speed, complètement speed. J'ai jamais changé. La différence, c'est qu'il y a plus de mecs qui me connaissent, ou disent me connaître.
TZP: Y-a-t-il une part de désespoir dans le luxe.
ADP:Ça c'est une bonne question! C'est la première. C'est une question très difficile. Je ne sais pas s'il y a une part de désespoir ou de décadence, qui serait dans toute notre civilisation. L'art contemporain, l'industrie, l'automobile. Il a fallu vingt ans pour digérer 68. Nous sortons d'une longue période de consommation, remis en cause par cette époque, et entrons dans une période de communication.
Le luxe représente-t-il le paroxysme de la consommation? Cet excès de fric? Il y a en effet un excès d'argent. C'était autrefois le privilège de quelques-uns. On a coupé des têtes pour ça. Mais le produit de luxe, c'est pas seulement la mode, c'est pas forcément la Rolls ou la Jaguar, c'est tout ce qu'on hésite à acheter parce qu'on estime que c'est au-dessus de ses besoins et de ses moyens, pour un pécheur, ça peut être un moulinet, y'en a qui coûtent une brique, un appareil vidéo quadriphonique ou je ne sais quoi… Tout cela est lié à une décadence, mais dire du désespoir c'est trop… Dans le luxe, il y a une décadence, mais c'est un tel phénomène économique que je crois que c'est bien que ça se développe.

TZP: Le mythe est-il pour vous un moyen économique?
ADP: Pas pour moi, pour tout le monde! Cette notion est noble et porteuse d'espoir, c'est un mot dynamique. Il y a une volonté d'ascension.
TZP: Vous vous posez en chef d'entreprise, alors que dans l'esprit vos acheteurs achètent du mythe, une part de rêve.
ADP: Ne confondez pas mythe et rêve. Je vends du rêve, pas du mythe! J'ai 2600 employés, je brasse des milliards, je suis pas un petit mec avec son crayon qui crée des bijoux toute la journée. N'y voyez pas de mépris, mais je ne suis pas ça. Mon rôle est d'être un décideur, on m'apporte 40 dessins, et il en sort un ou deux. 38 vont au panier.
Je suis à la tête d'une entreprise, pas d'une échoppe. Chaumet ou Boucheron sont restés des détaillants, des grands détaillants. Cartier vend du rêve, nous avons rajeuni joaillerie et clientèle. Le mot mythe ne s'applique pas à mon activité professionnelle.
TZP: Pourquoi la fondation Cartier?
ADP: C'est une œuvre de communication. C'est le fruit d'une réflexion marketing. C'est pas un coup de cœur, c'est interdit pour un chef d'entreprise d'avoir des élans de générosité de cet ordre avec l'argent de l'entreprise. Cartier, qui devenait une grosse entreprise, ne pouvait plus se contenter d'une identité de joaillier des rois. Cartier, sous une marque, est le N°1 mondial, plus de 4 milliards de francs consolidés. Y'a personne qui fait ça. Cette affaire, en passe de devenir un géant, devait prendre une identité d'entreprise.
L'opération de la fondation est une opération de séduction de la "société civile". L'opération Fondation Cartier est une opération de notoriété, d'image, de positionnement. En aucun cas une opération de vente. Ça ne fait pas vendre une montre de plus. C'est pas pour ça qu'on l'a fait d'ailleurs. Ça donne à Cartier une image cohérente, dynamique, contemporaine et c'est pour ça que l'on a choisi l'art contemporain. La résultante est que les ventes se développent dans une population nouvelle.
Je ne veux pas qu'on croit que c'est de la grandeur d'âme, de la générosité. Je n'ai pas fait ça pour faire plaisir au public, mais parce que c'était utile à mon entreprise. Si les artistes et le public en profitent, tant mieux.

Si vous êtes à la recherche de 250 briques, ça s'appelle pas chercher du fric mais créer une entreprise. Il faut changer la sémantique.

TZP: Quelle est la place de l'amour dans tout ça?
ADP: Il y a de la passion, une passion collective. Cette fondation a consolidé l'esprit de groupe au sein de l'entreprise, une fierté d'appartenance pas croyable, ça favorise le recrutement et la réputation, ne serait-ce que vis-à-vis de nos partenaires, banquiers, actionnaires… Si vous êtes à la recherche de 250 briques, ça s'appelle pas chercher du fric mais créer une entreprise. Il faut changer la sémantique.
La fondation, c'est moins facile que ce que fait IBM avec une expo par an de peintre espagnol. Ça, ça va vite, on téléphone à un musée, on fout deux milliards sur la table et tout ce fait. Mais ce n'est pas une image créative et ça ne me plait pas.
Marie-Claude Beau et moi avons des rapports d'amour avec les artistes, mais je n'ai pas envie de vendre ma tendresse. Une entreprise n'est pas une affaire d'amour. Il faut arrêter de déconner. Une entreprise doit faire du profit et créer des emplois. C'est mon credo, c'est ma règle, le reste, c'est du pipeau. Je déteste la démagogie. Je ne suis pas un distributeur d'amour. C'est le rôle du curé de la Madeleine. J'ai cinq enfants, je donne mon amour à mes enfants. Je donne beaucoup d'attention à mes collaborateurs, aux artistes de la fondation et à ceux que j'aide.
À côté de ça, je suis un éternel insatisfait. Je suis un être en mouvement qui a faim et ne s'arrête jamais. J'ai des milliers de projets dans ma tête. Quand on n'a pas fini, on a des envies gargantuesques.
TZP: Ça me semble très bien pour finir, puisque vous n'avez pas fini…
ADP (rires) -Ah voilà…

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