Chez Ana, je devins de plus en plus forte en maquillage, car elle était une spécialiste et me donnait plein de conseils judicieux. Elle pensait même que je pourrais être une professionnelle de la chose. Je lui demandais "quelle chose?", et elle répondait "du maquillage, bien sûr!"
- Regarde, ma beauté, ajoutait-elle, là il faut estomper davantage la poudre sur le visage. Il faut lui donner une impression de lisse, qu'il n'ait aucun reflet et semble en même temps un galet poli par la mer, encore brillant d'elle même si le visage reste mat. Alors je regardais dans le miroir, et voyais mes yeux comme un océan bleu.
- Tu vois, continuait-elle, on ne voit plus le petit duvet de ton visage. Tu n'as plus l'âge de ressembler à un poussin sorti de l'œuf. Je ne dis pas pour autant que tu dois ressembler à une poule!
Elle rit. J'étais maintenant une petite statue vivante, avec des belles joues d’albâtre. Ana m'expliqua que la statue réussie était celle qui donnait envie aux hommes de la caresser, de lui effleurer un sein ou même les fesses. Et elle ajouta: "Ils restent pantois qu'elles soient si belles et se taisent en plus!"
Elle perla de nouveaux petits rires. L'air de rien, elle semblait en connaître un bon bout sur les hommes!
Avec Tante Ana, Norma Jeane sentait ses fesses pleines qui écrasaient juste ce qu'il faut le pouf. Ce n'est pas tant le poids de mes fesses, mais plus celui de regard bienveillant qui se posait dessus, constatant combien j'ai grandi, semblant dire que le papillon était sorti de la chenille. Sans son regard, je me serais encore sentie une chenille, mais là, grâce à Ana, j’observais une femme déjà belle dans la glace, et il paraissait que c'était moi.

Je naissais. Avec l'adolescence, j'entrais dans l'existence des autres. J'avais l'impression que le monde devenait amical, qu'il s'ouvrait à moi. On commençait à me regarder quand j'arrivais à l'école, le rouge à lèvres bien mis, les yeux plein de mascara et les sourcils peignés au crayon. Parfois c'était approximatif, mais on me regardait! Enfin je ne passais plus inaperçue, je sortais de l'anonymat du nombre!
Au fond de moi, je ne comprenais pas trop pourquoi je faisais figure de femme fatale, car en dépit de mon rouge à lèvres et de mes formes précoces, j'étais à peu près aussi facile à émouvoir qu'une souche d'arbre. Mais enfin, le résultat était là, écrit à la craie blanche sur le tableau noir de leurs yeux. Je faisais donc "comme si", jouant mon rôle d'apôtre de Dieu".
L'expression peut paraître étrange, mais Ana m'avait expliquée que si les hommes me regardaient, c'est parce que j'étais l'apôtre de Dieu. Elle disait que tout ce qui est beau est créé par Dieu, et mes formes étaient donc des formes de Dieu. Ça n'empêche en rien que tu sois pure, ajoutait-elle. Dieu a fait la beauté, mais pas le péché. Le péché, c'est à cause du serpent.
Ana Lower était férue en religion parce qu'elle était "médecin des âmes" dans l'église de la "Christian Science". Je connaissais bien cette église parce que ma mère et granny Della y allaient jadis.
Tout de même, que Dieu ait fait la beauté et que le péché ne soit qu'à cause du serpent, ça me paraissait bizarre.
- Oui, mais Dieu, il a fait le serpent, insistais-je.
La religion, ce n'est pas fait pour qu'on entre dans les détails, conclut Ana.
- Ah bon!
Quand on poussait un peu les choses, Dieu n'expliquait pas une certaine confusion du monde. Je regardais mes formes, puisqu'elles étaient celles de Dieu, et songeais que si Dieu se promenait dans la rue avec ces formes-là, il risquait de lui arriver des bricoles! Je ne sais s'il aurait aussi bien supporté que moi d’être sifflé sur les trottoirs ou qu'on lui mette la main aux fesses!
Ainsi, par le regard des autres, j'accédais à l'existence. Les premiers regards marquants furent causés par le hasard, à moins que Dieu ne l’ait provoqué! Un jour, où j’étais pressée, j’accrochais mon pull à un clou qui dépassait d'une porte. Quand on dit que le hasard ne tient qu'à un fil, c'était tout à fait ça!
J'étais en retard pour l'école et n'avais pas le temps de fouiller dans la pagaille de mes affaires. Je m’emparais du sweater d'une des filles d'Ana Lower qui traînait et l'enfilais à toute vitesse sans chercher autre chose, oubliant qu'elle faisait deux bonnes tailles de moins que moi.
Toute essoufflée et les joues rouges, j'arrivais à l'école juste au moment où le cours de maths commençait. Je me dirigeais vers ma place en respirant fort, gênée que tout le monde écarquille les yeux en me fixant pendant que je m'asseyais. Pourtant ce n'était qu'un petit retard! En y regardant de plus près, je m'aperçus que leurs yeux étaient fixés sur un endroit précis. Je leur paraissais aussi étrange que s'il m'était poussé deux têtes, et vu l'endroit précis qu'ils lorgnaient, ma poitrine, c'était un peu le cas! À la place de la blouse large et informe que je portais d'habitude, deux boules rondes, fermes et charnues semblaient exploser du sweater moulant, narguant toute la salle et la tenant en respect comme un fusil de chasse à deux coups.
Personne ne disait un mot. Moi non plus. J'avais peur que le coup parte et qu'il y ait un mort.
Alors que tous me dédaignaient auparavant, un groupe de garçons m'entoura dès la récréation, je devais presque signer des autographes parce qu'ils me prenaient tout à coup pour une élue de Dieu. Alors je me sentis vraiment sa prêtresse, une nonne d'Amérique moderne avec deux cornettes au lieu d'une, placées au milieu de la poitrine. C'est pourquoi, toute ma vie, je porterai des sweaters trop étroits pour habits de travail, comme un prêtre endosse sa toge pour aller à l'office.
Enfin j'étais regardée, enfin les hommes allaient à la messe de mes formes, pour m'adopter pleine et entière, avec tous mes attributs. Alors qu'auparavant je faisais toujours la tête dans la rue, je commençais à sourire en marchant pour convier tout le monde à mon église personnelle. Je tirais sur mon pull et certains tombaient de vélo ou emboutissaient des voitures. Quand on va à l'église, il faut regarder devant soi, sinon il arrive des accidents!
Rentrée à la maison, de l’autre côté de ce joli décor, le rideau de la représentation se fermait et je me retrouvais seule avec Norma dont les règles la pliaient en deux d’une souffrance pas normale. Dedans moi, j'étais déchirée sans savoir par quoi. Je n'arrivais jamais à ce qu'il y ait en moi du bonheur partout! Mes règles étaient comme un mixer qui tournait à l'intérieur de mon ventre, dans le bas du ventre. Je n'avais pas le sang chaud, comme tous pensaient, mais brûlant, ce qui n'était pas la même chose! Si ce nouveau et fort désir que les gens éprouvaient pour moi n'avait pas été comme une laisse qui me rattachait à la vie, la douleur lourde au milieu des cuisses de Norma aurait pu l'entraîner comme un poids au fond d'un lac gelé. De quelle faute étais-je punie ? Toutes les femmes l'étaient-elles?
- Je ne comprends pas pourquoi j'ai mal comme ça, Ana.
- Je t’ai expliqué que pour la Christian Science, le mal est irréel et la douleur n'existe pas.
- Peut-être, mais si ce n'est pas une douleur, ça lui ressemble drôlement, à tel point que je préfèrerais une vraie qui ferait peut-être moins mal!
- Ce doit être un signe de Dieu qui signifie autre chose, Norma. Pose de la glace, ça atténue le mal.
- Je veux bien poser de la glace, mais que veut dire le signe?
Ana ne répondait pas vraiment, mais semblait avoir une idée derrière la tête. Alors je me mettais la glace sur le ventre, j'appuyais tout en réfléchissant, mais pour réfléchir je n'étais pas très bonne, et quand on a mal, on réfléchit moins bien!