Certains jours, je me sentais envahie d'une peur panique. Alors je disjonctais.
Une fois, j'appelai mon habilleuse, la voix étranglée, pour qu'elle me rejoigne d'urgence chez moi. Elle accourut avec sa mère, en catastrophe, persuadée que j'allais mourir, demandant ce que j'avais avec déjà le thermomètre à la main. (Comme si le thermomètre avait déjà sauvé quelqu'un!)
Je leur expliquai, en sanglotant, que je devais sortir et ne savais quelle robe mettre.
Elles ne s'énervèrent pas, non. J'étais comme un diamant qui brille dans un pot, mais avais peur que quelqu'un referme le couvercle dessus. La peur était encore plus grande la nuit, car on a moins de défenses. C'est là que me prennent les insomnies, alors il me faut des cachets dans la bouche, ou un homme. Un homme ça a la force de soulever le couvercle, s'il vous tombe dessus.
Il arrivait aussi qu'on me maquille pendant des heures, pour que ce soit parfait, et, quand ça l'était, je décrétais que j'avais besoin d'une nouvelle douche. Quelque chose devait être lavé sur mon corps et je me précipitais sous l'eau qui ravageait tout leur travail. J'avais besoin de respirer l'oxygène de Norma Jeane et, une fois fait, je me redonnais à la construction de Marilyn. L'équipe, consternée, recommençait tout depuis le début, mais moi, chaque jour, chaque heure, chaque minute, je recommençais tout depuis le début. Dans le regard de chaque homme, dans chacun de leurs bras.
À l'hôpital, peu après, j'eus peur à en mourir devant le Docteur Marcus Rabwin. Déjà, il avait un nom pour extrême-onction, si les juifs faisaient l'extrême-onction. Il devait m'enlever l'appendicite, mais j'avais peur qu'il touche aux ovaires. Alors je fermai les yeux très forts comme si j'étais dans un bunker, m'allongeai nue sur le lit et collai un mot au sparadrap sur mon ventre "Cher Docteur, coupez le moins possible. Regardez, je suis une femme et c'est important pour moi. Épargnez ce que vous pourrez. Je suis entre vos mains."
Qui suis-je? Il coupait dedans et je me retrouvais Norma Jeane, sans maquillage, dans un lit d'hôpital comme dans une pension. Le Docteur Marcus Rabwin dit que je peux rentrer chez moi maintenant, que je suis guérie, mais c'est où chez moi? J'avais les larmes aux yeux sans qu'il comprenne pourquoi.
- Je ne peux pas rentrer, Docteur, je n'ai pas de quoi payer la note d'hôpital.
Le Docteur me regardait d'une curieuse façon.
- Mais, Miss Monroe, vous n'avez qu'à appeler les studios, ils s'occuperont de tout.
- Vous croyez qu'ils feront ça?
Il me regardait pour bien vérifier s'il n'y avait pas une rechute, puis conclut en disant: "Je vais téléphoner pour vous."
Bien sûr le studio a payé la note et envoyé une limousine. C'était vraiment certain pour lui, mais moi, nue dans l'hôpital, j'étais un chien sans collier, sans tatouage, ce n'était pas sûr que ce soit moi, seulement une Norma Jeane inconnue.

Tout le monde mourait, tout le monde. Alors ça ajoutait à la confusion de cette année 53. Déjà, l'an dernier, Johnny Hide et ma tante Ana Lower étaient morts, aujourd'hui c'était le tour de mon autre tante et tutrice, Grace Mc Kee, qui venait de se suicider avec des barbituriques.
Ça en faisait de la famille qui partait! Je me sentais un oiseau qui volait à qui l’on couperait soudain les ailes et qui devrait continuer de voler. Il fallait une super énergie pour endiguer la chute et la transformer en vol plané gracieux.
Alors, pour ne pas pleurer, je me refaisais le visage, devenais un peintre qui peignait sa toile. Norma, à l'origine, n'avait pas une grande bouche. Alors je passais cinq ou six bâtons de rouge à lèvres de nuances différentes pour obtenir les courbes qu'il fallait, pour créer les ombres qui donnaient du relief aux lèvres. Si les lèvres de Norma étaient plates, celles de Marilyn devenaient rondes et charnelles. Pour les scènes les plus sexy, j'obtenais un reflet mouillé en passant dessus un vernis obtenu par un mélange secret de vaseline et de cire. Ainsi elles étaient fixées et ne pouvaient s'enfuir.
Parfois, je ressens combien il est difficile d'être une femme. La Femme. Être une femme, si les hommes ne vous regardent pas, n'est rien. Ça ne vaut guère mieux qu'une peau de femme empaillée, ou un intérieur sans peau. Qu'a-t-on de la femme s'il n'y a le regard de l'autre? Une mécanique femelle, triste, qui tourne à vide, avec ses maux de ventre. Il était certain que j'avais le décor extérieur, à voir le nombre d'hommes qui avaient envie de s'y mouvoir. Mais là où je péchais, c'était dans le mode d'emploi et ce n'est plus Tante Grace, suicidée avec ses barbituriques, qui me le dirait.
À cette époque, tous les studios nous encourageaient à avaler ces "bunnies", car ils faisaient de nous des chiots. On s'enfilait de la Dexamil, une amphétamine qui nous rendait plus tonique, puis, comme on ne dormait plus après, on avalait le soir du Séconal ou du Nembutal, des somnifères.

Quand Di Mag n'était pas là et que les excitants avaient pris le pas sur les somnifères, je faisais des virées la nuit avec le fils Chaplin et Edward Robinson, un autre ami de la bande des paumés. On se remontait le moral. Pendant qu'ils me câlinaient tendrement, je leur expliquais que j'avais aussi une âme mais que jusqu'ici personne ne s'y intéressait. On s'amusait tous à la chercher partout, même dans les endroits les plus invraisemblables.
Le studio me cueillait au matin, dans l'état où j'étais. Une fois, je fis une virée en oubliant complètement que je devais être la Reine d'une fête le lendemain, pour la première de "Comment épouser un millionnaire". J'y jouais le rôle principal (une myope!) en compagnie de Betty Grabble et Lauren Bacall.
J'étais totalement dans les "vapes" alors que je devais défiler quelques heures plus tard sur le Wilshire Boulevard et que le défilé était retransmis à la télévision.
Je devais incarner une Reine Platine, une créature extraordinaire. Quand M. Réveille-matin vint me saisir, ses yeux se figèrent en me voyant comme s'il était confronté par surprise à un hareng saur. Que le hareng saur puisse devenir une Reine Platine lui paraissait hautement improbable. Bah oui, j'avais oublié la fête, ça peut arriver à tout le monde!
Il se saisit de moi comme une benne ramassant les ordures. J'étais une Reine Platine en or dur! Je ris mais pas lui. Il m'emporta fâché et claqua si fort la porte de la limousine que le tonnerre des cymbales d'un grand orchestre retentirent dans mon crâne jusqu'à me faire trembler les dents.
Arrivée au studio, Gladys, la coiffeuse, me prit en charge. Après une douche pour me sortir de l'hébétude, elle me fit une permanente lisse, décolora parfaitement mes cheveux, presque un à un, puis les teint platine.
Quand elle les remit en plis, à la fois soyeux et indéformables, la tête avait déjà un heaume de princesse. Elle traîna Norma de l'autre côté du miroir, lui fit avaler plusieurs jus de fruits mêlés à de la gélatine en poudre pour essayer d'ôter les nausées constantes et les traces de Nembutal, afin de retrouver Marilyn. J'avais des serviettes autour du cou, sur les bras, sur les seins. On aurait dit des échafaudages autour d'un monument historique, celui de Miss Platine. Gladys passa avec délicatesse un vernis platine sur les ongles de mes mains, puis de mes orteils, et les recouvrit d'une seconde couche de petits brillants. Elle était un maçon peignant un trompe-l’œil en marbre sur les murs d'un palais vénitien.
Deux habilleuses de la Fox apportèrent des escarpins blancs, immaculés, dans des feuilles de soie ainsi que la robe de soirée, en dentelle blanche et crêpe de Chine. Un garçon de course suivit avec des boucles d'oreilles en diamant posées sur un coussin violet.
Pendant que les ongles séchaient, Snyder, le maquilleur, transformait mon visage. Il traçait des lignes autour des yeux, poudrait mes épaules et le buste jusque très loin dans les seins. Sa houppette me les caressait et je respirais fort par la bouche. Ensuite la parole me revint, je murmurais "plus fort, plus fort" afin qu'il me ligote au maximum dans la robe en crêpe de Chine couleur chair rebrodée de mille sequins. Une longue traînée de velours blanc partait d'une ceinture dorée jusqu'à balayer la terre.
Pour transformer la Norma ivre et désespérée en Marilyn triomphante devenue Miss Platine, il avait fallu 6 heures et 20 minutes. Enfin habillée et parée des habits et bijoux du studio, je me sentais prête, transportée dans cet autre moi merveilleux dont j'avais rêvé toutes les nuits de mon enfance.
Quand cette autre apparaît à la première, des milliers de personnes, qui attendaient depuis des heures pour avoir la meilleure place derrière les barrières se mirent à hurler, à l'acclamer. Ces huées de désir et de folie ne sont pas réellement pour moi mais pour elle, l'autre. Des milliers de personnes derrière les colonnes de policiers se battaient pour toucher un fragment de la robe de Marilyn comme elles essayeraient de toucher la toge de Dieu, dans l'espoir de devenir immortel ou de mourir immédiatement comblées.
Je voyais des milliers de Marilyn faire un strip dans chaque regard. Moi je, Elle, me donnait à chacun. Pas un ne pouvait croire que je ne finirais pas la nuit avec lui, d'ailleurs je finirai dans leurs lits quand ils penseront à cette magnifique en souillant leurs draps, gémissant "Marilyn, Marilyn…" comme des êtres chassés du paradis qui rampent pour le retrouver et susurrent le nom de l'Éternel.
Les projecteurs suivaient la limousine dans laquelle j'étais debout, roulant lentement sur le Wilshire Boulevard. Les cris me suivaient, s'accrochaient à la traîne de la robe, les cris criaient "Marilyn, Marrilin ou Marylin…" avec des fautes ou pas de fautes d'ortographe (orthographe) mais dans les cris, il n'y a pas de fautes, seulement la bouche ouverte, les dents qui brillent avec le cri qui sort du dedans et ça fait MARILYN comme si j'avais gagné la tombola.
C'est ça, j'étais une reine de foire qui avait gagné la tombola, j'étais la reine de la plus grande foire du monde, celle du désir universel!
Di Mag avait refusé de m'accompagner. Il suivait le défilé à la télévision. Il m'aurait voulu à la cuisine et pas Reine du Monde, et j'étais là, si forte, que j'aurais pu marcher sur de la vaisselle cassée sans me couper les pieds ou marcher sur des braises sans me brûler.
L'excitation était telle à la fin de ce jour de Miss Platine que je ne pus pas dormir la nuit qui suivit. Je prenais Nembutal sur Nembutal mais ne dormais pas, un autre puis un autre et toujours pas le sommeil, alors j'appelai Robinson qui, en pyjama, vint me chercher, mais quand il arriva j'étais déjà partie chez un ami grec.