C'est Billy Wilder qui se colle à la réalisation de "Certains l'aiment chaud". Je n'aime pas l'expression "s'y coller". Être collé à moi devrait être aussi agréable que boire un biberon de lait chaud pour un bébé ou se coller à une douce peluche. Mais les réalisateurs disent tant de mal de moi que je ne sais plus.
Billy Wilder se colle donc à la nouvelle Marilyn. Je souris, pour lui montrer que j'ai le ventre plus plat, mais lui me trouve comme avant. Il ne s'aperçoit pas que je suis la même statue, mais avec des pieds d'airain. J'ai lu ça dans les livres sur les grecs, ça veut dire les pieds plus fragiles. Je n'insiste pas, parce que si je commence ainsi, Wilder dira que les pieds je les lui casse, plus poliment certes, mais quand même.
Je souris. Quand j'ai peur, je souris. Ça ne change rien à la peur, mais c'est plus beau. Dieu, je voudrais être belle à ce qu'on me prenne dans les bras et qu'on me pardonne tout!
Il faut que je me bande bien mes pieds d'airain pour qu'ils me soutiennent, le maquillage se fait plus collant, collant, collant, pour paraître aux autres léger, naturel, impalpable et que sont six heures de retard pour un lunch, que sont les oublis de texte car je n'arrive pas à faire coller les mots dans ma tête, déjà toute accrochée à faire coller Marilyn sur ma peau.
Marilyn c'est une perfection. Une perfection fragile, qui doit avancer doucement. Son sourire illumine le monde, ça dépasse bien la scène et si je dis "Billy Wilder je t'aime", je le dis au Président d'Amérique, aux camionneurs dans leurs camions, aux laveurs de vitres, aux journalistes et à Arthur.

Le sujet de "Certains l'aiment chaud" est un peu scabreux, parce que dans le film des hommes se travestissent. Alors pour le faire moins réel, parce que la censure est farouche, déjà qu'elle a enlevé toutes les scènes où l'on voit un peu de salive dans les baisers que je faisais au faux cow-boy de "Bus Stop", pour ne pas l'effaroucher donc, Billy Wilder tourne ce film en noir et blanc.
C'est la première fois que je tourne en noir et blanc, parce que mon contrat avec la Fox spécifiait jusque-là que j'étais faite pour la couleur.
Mais là, après avoir vu des essais, j'accepte.
Tout au fond de moi, je veux donner l'impression qu'au milieu du noir et blanc, on me voit en couleurs, c'est-à-dire que je veux être aimée avec des yeux irréels, qu'on me regarde comme on prend une femme en tremblant, qu'on se sente si amoureux qu'on en paraisse mou.
Je me bats pour être la plus nue possible et je gagne, on raccourcit devant, on raccourcit derrière pour que Tony Curtis, déguisé en femme, n'en puisse plus devant ma robe à dos nu ouverte jusqu'à voir les franges de l'Amérique avec une raie au milieu, tellement bas qu'on voit des collines au fond de l'océan. Ma nudité est une respiration. Je respire mieux quand l'autre a le souffle coupé.
Le thème du film joue avec le désir dans toutes ses ambiguïtés. C'est le passage à travers le miroir, un changement de peau pour pénétrer dans le monde de l'autre sexe. Moi je passe du monde de Norma à celui de Marilyn.
Dans le film, les deux acteurs principaux, Tony Curtis et Jack Lemon, fuient des gangsters qui cherchent à les tuer. Dans cette cavalcade, ils trouvent comme subterfuge de se mêler à un orchestre de jazz féminin et, pour cela, se travestissent, dans le double but de passer inaperçu de leurs agresseurs et de ne pas être rejeté du groupe des femmes.
Ils assistent ainsi à l'intimité des femmes et doivent comme elles se maquiller, détacher leurs cils un à un, y apposer du khôl avec une brosse, mettre du rouge à lèvres. En faisant les gestes de la femme, ils pénètrent leur monde, deviennent autant acteurs que spectateurs. Ils voient les femmes remonter jusqu'au sexe leur combinaison afin d'enfiler leurs bas, les faisant d'abord rouler dans leurs mains pour bien introduire le pied sans le filer, puis le déroulant et le gainant jusqu'à mi-cuisse, le fixant dans les mâchoires des jarretelles. Puis la combinaison, rideau d'une scène lubrique, retombe sur les jambes comme on écrit le mot fin.
Les deux hommes, bien que travestis, sont emportés par des vertiges d'hommes qu'ils doivent juguler. Quelle terrible jouissance de se retrouver comme invisibles dans ce gynécée, emplis de leurs odeurs, si près des peaux désirées qu'ils frôlent par inadvertance!
Ils sont au milieu de ce qui leur est toujours interdit, caché, et d'un seul coup révélé. Ils ont le désir prêt à exploser entre les jambes, et s'il explose, ce sera fini, comme dans la légende d'Orphée et Eurydice; si Orphée se retourne, Eurydice deviendra une statue de sel. C'est pourquoi j'apparais presque nue dans le film, tout près des deux hommes prêts à craquer, se retenant pour ne pas passer à l'acte de ma chair car s'ils y passent, ils seront expulsés de ce terrible paradis et tués par les gangsters.
Le film est comique pour ne pas être tragique. On croit qu'il est léger mais il pose, en fait, bien des questions.

Les gens ne comprenaient pas que j'arrive en vieux jean et T-shirt délavé aux répétitions. Ils disaient qu'une star ne doit pas arriver comme ça et faisaient des notes de service sur le respect de l'image de la star et patati et patata.
J'arrivais en tant que Norma et ça ne la concernait pas. Norma n'avait pas d'habits du dimanche. Judy Garland m'apprenait à mieux chanter même si parfois il fallait 64 prises pour enregistrer une chanson car trouver Marilyn était difficile, on ne pouvait la faire à moitié. Elle devait être parfaite, être Toute, La Femme, l'Eurydice du désir.
L'équipe m'en voulait pour mes retards mais il fallait se rendre compte que je n'étais pas un élément du film, mais Le Film. C'est sur le nom de Marilyn Monroe que la Fox investissait des millions de dollars, et c'est sur son impact à elle qu'elle gagnerait d'autres millions.
J'avais des angoisses de tout cet argent sur moi alors que je ne me sentais guère capable de les valoir. Qu'on m'aime moi était une supercherie, il ne fallait pas qu'il y ait de faille.
Je devais insister et insister pour que Wilder refasse une scène, il croyait que c'était bien mais je savais que la scène n'était pas comme elle aurait dû, je le savais, j'étais la scène. Seule la perfection pouvait me sécuriser, la perfection de moi, d'Elle, tandis qu'eux se seraient contentés de raclures, tout ça pour gagner un peu de temps alors qu'il s'agissait de la faire éternelle.
C'est fou ce que les gens sont terrestres! Tony Curtis m'en voulait parce qu'il grignota 42 cuisses de poulets pour une scène refaite 42 fois car je ne me souvenais pas du texte ou, pour la même raison, parce qu'il était resté avec Jack Lemon, perché sur des talons hauts, les jambes gainées de bas de soie, avec de fausses hanches et de faux seins pendant 47 prises quand je devais seulement dire "C'est moi Sugar" et que je me trompais, disant "C'est Sugar moi" ou "Moi Sugar c'est".
Tout le monde se plaignait, mais d'abord c'est bon le poulet et puis plein de gens ont mis des siècles à attendre le Christ tandis qu'eux s'impatientaient pour quelques heures perdues.
La seule préoccupation de Billy Wilder était: "Comment va-t-elle être aujourd'hui? Va-t-elle coopérer ou nous mettre des bâtons dans les roues? Et si elle explose et qu'encore une fois nous n'arrivions pas à tourner une seule scène?"
La tension montait dans l'équipe, Tony Curtis disait même que j'étais une femme-gorille de 400 kilos aussi méchante qu'une gamine de 6 ans. C'était aussi idiot que dire que le Christ était trop petit, ou sale, ou n'avait pas été à l'école. De plus, une gamine de 6 ans c'est pas méchant, simplement ça ne voit pas le monde avec les yeux des adultes.
Tout ce que je comprenais, c'était que Tony Curtis n'était pas Orphée. Ce n'était pas pour lui, un homme et un seul, que je devais paraître Eurydice, mais pour tous ceux qui me verraient à l'écran. Quand on voit un gorille au lieu d'Eurydice, il n'y a pas de danger qu'on devienne une statue de sel, il pouvait continuer à vivre sa vie banale de Tony Curtis.
Plus je devenais l'Autre et plus les acteurs étaient fous. On tournait un film comique avec des comédiens qui pensaient être sur un plateau de film d'épouvante, mais je sais qu'à la fin, dans le pire des cas, à regarder le film, on penserait que ce sont eux qui se sont trompés de plateau.
Le pire des cas, pour Billy Wilder, on y était. Le tournage de "Certains l'aiment chaud" à peine terminé, il dira: "Pour la première fois depuis des mois, je pouvais regarder ma femme sans avoir envie de la battre simplement parce que c'est une femme. Avec Marilyn, nous étions en plein ciel, et il y avait une dingue dans l'avion."
Oh Billy! Il en faisait des histoires parce que j'oubliais parfois mes répliques. Une fois je devais dire "Où est le bourbon?" J'avais du mal à m'en souvenir. Alors Billy colla un papier dans un tiroir que je devais ouvrir, avec écrit dessus "où est le bourbon?", alors je cherchais le tiroir où était le papier et disais "où est le tiroir?" Billy devint tout pourpre et colla le papier dans tous les tiroirs et à force je disais "où est le papier?"
Dans ma tête, j'étais une aveugle illuminée qui sait où elle va et eux mettaient des mots devant les yeux de l'aveugle. Quand j'atteignais le but ça faisait "tilt", alors que dans leur chemin à eux, plus rapide, ça aurait fait "plof".
Mais ils étaient tous des voyants aveugles pressés et plus ils s'énervaient plus ça prenait du temps. Au fond, tout au fond de moi, je voulais sûrement aussi leur faire payer la difficulté que j'avais à être cette Marilyn-là, trébuchante et parfaite dans son déséquilibre, éternelle et funambule. Je voulais leur faire payer la souffrance que ça avait coûtée, tous les bleus à l'âme que j'avais eus en défonçant les portes hollywoodiennes à coups de seins et de fesses, de genoux écorchés devant les pantalons baissés des producteurs. J'avais le droit d'être Eurydice pleinement et eux ne voulaient qu'une femme qui joue Eurydice. Alors c'est sûr qu'il m'arrivait de m'emporter, et je leur disais "je ne refous pas les pieds au studio tant que Wilder ne se décide pas à refaire mon entrée! Quand Marilyn Monroe arrive dans une pièce, on ne doit pas regarder Tony Curtis jouant Joan Crawford, mais Marilyn Monroe!"
C'est vrai, dans Orphée et Eurydice, qui est le plus important, est-ce Orphée, ou Eurydice?
Tony Curtis devenait aussi fou que Wilder. Il me comparait à Hitler, pourtant j'étais sensible. Je trouvais qu'on ne pouvait dire ça de personne, que c'était injuste et méchant et je pleurais, on donnait une fessée à Norma avec des mots, elle payait pour une Marilyn que tout le monde encensera après le mot fin du film.
Dès que le film aura du succès, Wilder changera le fusil de ses mots de l'épaule de sa langue. "J'ai une tante à Vienne, dira-t-il, qui elle aussi est actrice. Elle arrive toujours sur le plateau à l'heure. Elle connaît parfaitement son rôle. Elle n'embête jamais personne. Mais à la caisse, elle vaut 14 cents. Vous voyez ce que je veux dire."
Mais en attendant, il me détestait, j'étais sa bête noire. Il souffrait du dos et disait que c'était de ma faute. Freud aurait dit qu'il prenait l'expression "en avoir plein le dos" au pied de la lettre. S'il s'était plus occupé de ma souffrance à moi, il n'aurait peut-être pas eu mal, mais il me battait avec ses mots méchants. Pourquoi faire mal aux enfants innocents? Ce sont toujours les adultes frustrés les plus mal dans leur peau qui battent les enfants.
Si Billy Wilder en avait plein le dos de moi, pour ma part, j'espérais avoir le ventre plein d'un garçon. J'étais enceinte, mais ça n'allait guère mieux dans mon ventre que dans son dos. J'avais beau ne me déplacer qu'en ambulance et rester au lit le plus possible, fausse-couche encore! Je ne pleure pas, je ne me mords pas les lèvres et reste comme une poupée figée. La Norma en moi n'accouchait de rien d'autre que de Marilyn et encore, avec quelle difficulté y arrivait-elle!
Arthur me semblait de plus en plus loin, son épieu n'allait plus bien dans mon fourreau. Un chevalier n'est chevalier qu'avec un beau panache et la chose rigide qui lui pend et qu'il dégaine, mais Arthur n'avait même plus le panache d'écrire et il ne la dégainait plus.
J'en avais marre des souris mortes! Il me fallait de la force pour rendre comique Sugar Kane, l'héroïne de "Certains l'aiment chaud". Je la faisais drôle comme on se maquille, je voulais être la plus désirable possible pour que Dieu m'enfante lui-même, ce serait peut-être ça la dernière solution, puisque ni moi ni les hommes ne pouvaient avoir d’enfants.
La gamine en moi est pourtant prête à se pousser pour accueillir sa sœur ou son frère, je l'aimerais à en mourir je le sais, mais la place est toujours vide, je me pousse pour rien et seul le désir qu'on a de moi fait un voile sur mes entrailles vides où peuvent passer des courants d'air froids.
Je bois du champagne, les bulles font gonfler le ventre, on le croirait plein mais chaque matin apporte sa désillusion. J'ai le cœur malade, pas le cœur mécanique, mais le cœur d'amour. J'ajoute des bunnies au champagne et ma gueule se tord tout de travers mais il faut bien faire passer la douleur de cette souris dans le corps qui ne franchit jamais la ligne.