Ma maman était petite et jolie et ressemblait à Gloria Swanson. Seulement, elle me laissait chez les Bolender.
Gloria Swanson était une actrice de son temps, même un peu du temps d’avant, mais tout le monde s’en souvenait; la preuve, c’est que tous disaient que ma maman lui ressemblait.
Elle était rousse, comme Gloria, et moi aussi je l’étais un peu. Je n’aurais pas voulu être trop différente car sinon, est-ce qu’on aurait su de qui j’étais la fille?
Déjà que mon père ne m’avait pas reconnue, il fallait au moins que les voisins s’aperçoivent que j’étais la fille de ma mère.
Ma maman, plus tard, sera vieille et ridée, car dans les asiles pchikiatriques on vieillit plus vite qu’ailleurs je crois, mais là, elle était fraîche et pimpante.
Il faut le faire, être fraîche et pimpante quand on sait que sa propre mère, ma grand-mère, allait bientôt se suicider, et puis son frère, et puis le grand-père, et puis ma tante, et puis...
Ça en fait des “et puis” morts de façon pas naturelle. Une flopée! La seule naturelle, c’était moi puisque j’étais fille naturelle, c’est l’expression même si elle bête puisque les autres sont aussi fruits de la nature.
En fait, je disais que ma mère était fraîche et pimpante parce qu’une mère fraîche et pimpante c’est aussi beau qu’une poupée de mère que l’on donnerait aux enfants, ce qui changerait des poupées d’enfants qu’on donne aux filles pour qu’elles se croient des mères.
Moi, ça me suffisait d’être une enfant, déjà que ce n’est pas si simple, d'autant plus qu’elle me plaçait chez les Bolender.
En vrai, elle était fraîche mais pas pimpante parce qu’elle ne souriait pas.
Elle aurait eu l’air fraîche et pimpante avec le sourire, mais là c’était sans le sourire.
Donc elle allait fraîche, toujours sans sourire, et ses pieds marchaient sur l’herbe d’Hollywood. Ce n’est pas qu’il y ait beaucoup d’herbe à Hollywood, mais je regardais ses pieds venir car, de la fenêtre de chez les Bolender, on voyait bien l’herbe sous ses pieds quand elle sortait du tramway pour me rejoindre.
Je ne sais pas pourquoi je regardais ses pieds, avec l’herbe qui se couchait dessous. Ça me faisait penser à Attila, ce roi sauvage dont on dit que l’herbe ne repoussait pas sous ses pieds. Là, en fait, l’herbe n’était même pas arrachée, seulement j’avais une impression de violence. Je regardais ses pieds peut-être pour ne pas voir son visage qui ne souriait pas. Un enfant, ça n’aime pas ce qui dérange.


Ma maman, Gladys, avait déjà eu deux enfants qui étaient restés avec leur père, un papa précédent qui n’était pas le mien. Ils avaient de la chance, eux, un père entier pour eux tout seul, mais, quand même, moi, le troisième enfant, j’ai coulé de ses cuisses facilement. Pof! j’ai fait, et j’ai dû choir.
Je sais même quand, le 1er juin 1926, à 9 h 30, mais on ne m’a pas dit si le temps était gris ou si le soleil brillait.
Je suis née simplement sans problème et sans père et sans savoir si le soleil brillait.
Ma mère s’appelait Baker, Gladys Baker, ainsi elle m’inscrivit normalement sous son nom en me donnant le prénom de Norma Jeane en hommage à l’actrice Norma Talmadge qu’elle aimait beaucoup. Parfois, quand ça la prenait, elle m’inscrivait sur des registres sous le nom de Mortenson parce qu’elle s’était mise en tête que ce Mortenson-là, un de ses anciens amants, était mon père.
Petite, j’avais entendu le mot amant, mais il n’avait pas de sens pour moi. Alors, j'avais pensé que l’amant était le mari de l’amante religieuse, qu’il était donc, en fait, un mari qui croyait en Dieu.
De toute façon, que je porte le nom de jeune fille de ma mère, Baker, ou celui de l’amant, Mortenson, aucun n’était un vrai nom pour petite fille car le vrai nom devait être celui du papa.
Dans l’Amérique puritaine des années 30, il y avait toujours des bonnes gens pour vous seriner ce que devaient être les choses et pour vous montrer du doigt si vous marchiez un peu de travers. Ainsi, pour simplifier, les têtes qui se penchaient sur mon berceau m’appelaient Norma Jeane tout court.
Beaucoup de femmes, qui attendaient un enfant sans avoir de mari, préféraient le faire “passer”. Ce n’est pas que c’était bien vu mais, dans la morale ambiante, c’était “moins pire” qu’être fille mère. Si l’on ne pouvait pas éliminer le péché, il fallait qu’on ne le voie pas. Moi-même, plus tard, j’en ferai “passer” plein.
Ce n’est pas de la méchanceté, mais ça s’inscrivait dans l’époque. Il fallait vraiment le vouloir pour le garder, sinon on mettait l’épingle dans le bébé du ventre et le tour était joué! Il n’était plus question de savoir si le soleil brillait ou pas, ni quelle était sa hauteur. Tout ça, c’est des questions de vivant. Ainsi on m’expliquera plus tard que si Gladys m’avait gardée, même sans nom de papa, c’est parce qu’elle espérait que j’aurais un grand destin.
Un grand destin! Ça c’était une interrogation pour une petite fille! Je regardais partout sur mon corps et plus tard sur les livres d’anatomie, mais le destin n’était inscrit nulle part. Il devait être dans sa tête, le destin, mais c’est grâce à ça qu’elle ne m’a pas fait “passer”.

J’étais donc un bébé sans papa qu’on n’avait pas fait “passer”. Je chantais cette phrase comme une comptine d’enfance. “Pas passée, pas passée... comme une soupe pas passée, n’est-ce pas le nom du minestrone?”
Toute petite, avec ma science des mots toute neuve, je les prenais au pied de leurs lettres comme s’ils étaient des objets avec un seul sens. Je riais en chantonnant ma comptine du minestrone devant Ida Bolender, ma gardeuse, mais elle ne trouvait pas ça drôle et me faisait taire.
Elle disait qu’il ne fallait pas rire de tout, surtout des choses graves. Mais de quoi fallait-il rire alors? Moi je rigolais tout de même d’avoir été un légume vivant dans le ventre de Gladys et d’être maintenant dans l’assiette de la vie, pas passée.
Pas passée, ça faisait un peu pas finie. Peut-être fallait-il le nom du papa pour être entièrement fini dans l’assiette de la vie, bien moulu et tout. Le papa, il aurait pu s’appeler Moulinex, Rowenta ou Krups!
Je riais avec les mots pour ne pas en avoir peur, mais pas Ida qui faisait la tête de m’entendre rire de la chose grave pendant que Gladys prenait le tramway pour travailler et me nourrir.
Quand je serai un peu plus grande, je trouverai un truc formidable pour faire rager toutes les copines de l’école. Je dirai que mon papa, le vrai de vrai, c’était Clark Gable.
Ça c’était glorieux, à faire baver toutes les jalouses! Il y en a plus d’une qui aurait donné son vrai papa pour être la fille naturelle du superbe Clark! Être la fille de Clark Gable, c’était autrement plus noble que les histoires de pas passée ou passée et de Moulinex.
Cette histoire datait du jour où j’avais vu une photo dans la chambre de ma mère. Je restais plantée devant comme une vache à un piquet. Il me semblait avoir vu l’homme quelque part, mais où? Alors ma maman me dit: “C’est ton père!”
Je ressentis une excitation terrible, c’est comme si j’étais entière tout à coup, comme si on me rajoutait quelque chose de manquant. La photo était merveilleuse! L’homme portait un feutre mou, cavalièrement incliné sur l’oreille. Il était beau à faire du cheval! Sous son regard vif et joyeux, il avait laissé pousser une fine moustache comme Clark Gable.
Je demandai à Gladys comment il s’appelait, mais elle ne me répondit pas. Elle me dit qu’il était mort, écrasé par une auto, mais je ne la croyais pas. La photo, c’était comme un cadeau qu’on m’aurait montré puis retiré en ne me disant pas le nom.
- Donner c’est donner, reprendre c’est voler! m’écriai-je en colère.
Mais elle s’énerva.
- Il est mort! Il est mort! Tu peux me croire!
À ce moment, j’ai eu peur de son regard. Peur qu’elle regrette que je ne sois pas une soupe passée, qu’elle me trouve trop méchante pour exister, déjà qu’elle devait prendre le tramway! Alors je baissai la tête, et me dis en dedans que c’était Clark Gable.
L’histoire des personnes mortes, Gladys l’avait déjà faite. C’est pour ça que je ne la croyais pas. Sur la fiche de l’hôpital où je suis née, elle avait inscrit que ses deux autres enfants étaient décédés. Gladys soutenait que j’étais la seule vivante. C’est tout de même étrange de dire de ses enfants, parce qu’on ne les voit plus, qu’ils sont décédés. Seuls les très jeunes enfants font ça. On leur montre un objet puis, si on le cache derrière son dos ou s’il roule sous un fauteuil, ils ne le cherchent plus. C’est comme s’il avait disparu à jamais, était passé dans un autre univers.
C’est pour ça que les bébés pleurent quand leur maman quitte une pièce, parce qu’ils ont peur qu’elles disparaissent pour toujours.

Moi, j’étais un bébé pas comme les autres. Je ne pleurais pas. Comme ma maman ne souriait pas, on peut dire qu’on faisait la paire! C’est ce que je me disais en regardant l’herbe sous ses pieds quand elle venait me visiter chez les Bolender. L’histoire du père mort, ce devait être la même que celle de ses deux autres enfants. Elle mettait le panneau DÉCÉDÉ, écrasé par une auto mon œil! simplement parce qu’elle ne le voyait plus, qu’il avait franchi la porte dans un autre univers.