- Il était une fois, entonna Le Gengis Bleu, l’Er Töshtück, un singe maigre, ascétique, raisonnable, qui s’appelait Simia. Ce singe, descendu de l’arbre et déjà bipède, passait son temps une lunette d’astronome collée à un œil et la réflexion perdue dans les étoiles.
Ce simien cherchait à comprendre le monde afin de l’ordonner et sortir du chaos. Du sommet d’une montagne, il observait la course des planètes et comprit avant tous que la terre était ronde, ne se situait pas au centre de l’univers, mais tournait autour d’un axe, qui ne devait pas être unique mais une petite unité parmi une multitude d’autres axes.
Il comprenait tant qu’il ne mangeait plus, ne buvait plus. Le sang de ses veines commençait à se changer en cristaux.
Une ogresse, descendant des falaises, aperçut le simien translucide. Son torse, jadis noir, apparaissait en cristal, ses poils gelés se dressaient en stalactites. Un rayon de soleil pénétra par sa bouche et son corps entier renvoya les sept couleurs décomposées d’un arc-en-ciel.
L’ogresse lut dans cet arc une médiation entre la Terre et le Ciel. Une intense passion pour ce singe de cristal engorgea son sang. Aussitôt elle lui tissa ce chant: "tu es le pont flottant du Ciel, tes joues sont de magnifiques pommes de diamant, ton cou est puissant au milieu de rangées de perles. Viens à moi, je te nourrirai, je te blanchirai, te langerai, les solives de ma cahute seront de cèdre, mes lambris de cyprès, je t’offrirai ma porte pour que tu l’ouvres avec ta clef."
Cet arc-en-ciel incarnait la trace laissée par les sabots du Bélier Céleste, ce corps représentait celui du ravissement spirituel.
L’animal moine resta de glace face à cet engouement. Il se concentra plus que jamais sur le karma des étoiles, la construction intime des plantes et l’échange gazeux de la lumière en nourriture.
La démone, vexée, s’empourpra. Ses yeux s’allumèrent de tisons, elle délaissa la séduction au profit de la violence.
- Simia, singe moine, crois-tu que je te laisse le choix? Qui es-tu pour renier mon corps, regarde mes seins, ma toison, mes cuisses fuselées, mon crâne bien épouillé, ma croupe au dégarni d’argent et à la fente de miel? Si tu ne veux pas de moi, si tu refuses autant le suave que l’ardent, je m’unirai corps et âme à Satan et notre race deviendra démoniaque à jamais.
Simia sentit son cœur se fendre en deux. Devait-il s’attacher à son propre salut ou se perdre pour sauver les futures humanités?
Athée, ce singe de Science ne pria pas, mais réfléchit trois jours et trois nuits. Quand la quatrième aube se leva, il crut lire ce message dans la constellation de la Vierge: "Puisque même les chacals présentent la mamelle à leurs petits, il te faut aller dans le sens de la vie. Épouse là."
Ainsi fit Simia, qui devint patriarche au lieu d’être Titan.
- Oh! firent les Affres, mais Le Tout-Bleu ne s’interrompit pas.
- En ce temps, le singe mâle, enfin debout, symbolisait sa virilité par l’urine tombant en un jet courbe parfait.
À cette mâle urine, l’ogresse ajouta le sang et l’excrément pour tisser les éléments d’une première trinité. Son sang menstruel, cyclique, était son attribut, et l’enfant représentait l’excrément, cette glaise pétrie dont les souffles de vie étaient rot et pet. Urine, sang, excrément... au nom du père, de la mère et de l’enfant.
La vie immaculée de Simia se terminait. La singesse était arrivée comme une douleur, en hôte importun qui s’est invité lui-même sans être jamais prévu au festin. Cette douleur, qui ne ressemblait à rien de connu, avait brisé l’étau de sa confiance, rompu l’harmonie du Soi avec l’Univers. Avant, il n’avait souffert ni de soif, ni de faim, ni de froid; la volonté de savoir l’abreuvait, le nourrissait, le réchauffait. Il n’était que trou d’intelligence à combler, cristal sans sang,
Le plaisir qu’éprouva Simia n’égala jamais ce qu’il perdit. Il mélangea l’urine au sang et engendra cinquante petits excréments auxquels il fabriqua cinquante boucliers d’airain afin d’en faire des héros. Il leur donna cinquante cimeterres à la lame si effilée que chacune aurait pu couper la tête d’un taureau de cinq ans.
S’il avait acquis un corps de roche à force de recherche scientifique ascétique, tous ses rejetons naquirent noirs. Touché par la chair et la matière, son propre cristal se ternit, ses yeux se voilèrent, le devoir le tua lentement. Lui, génie fumant à la température proche de l’azote liquide, se réchauffa. Désormais l’hiver lui gelait les pieds et fendillait ses lèvres. Il dut inventer la foi pour fuir ce supplice stérile qui n’engendrait que des enfants. Trop dans la matière, il se déracinait du mystère premier; la religion devint une lunette qui cachait sa nouvelle cécité afin que sa femme ne le méprise pas, car toujours la femme castre puis vous reproche d’être castré.
Ainsi, à cause de l’ogresse, les singes devinrent des hommes au lieu d’être des dieux. Ils suivirent le dogme du vieillissant Simia émasculé, crurent la terre plate et au centre de l’univers, perdirent le feu et mirent des siècles à le récupérer, oublièrent le fer et contemplèrent, incrédules, des siècles après la mort du père, les boucliers et les épées qu’il avait laissés.
Ainsi alla le monde, les hommes aimaient les femmes qui attisaient leurs sens, ne regardaient plus vers les cieux mais vers leurs seins, la ligne d’horizon ne dépassait plus leurs hanches.
Ils retournèrent au silex, aux bi-faces et au coup-de-poing, regrimpèrent dans les arbres, se contentèrent de légumineuses, de baies ou de racines avec, le dimanche, quelques larves et des chenilles. Au lieu d’observer les étoiles, ils employèrent leur temps à aménager la grotte de l’épouse, chassèrent pour nourrir les excréments issus de l’union du sang féminin et de la mâle urine. Sans la femme, quelques années auraient peut-être suffi pour passer du singe aux vaisseaux spatiaux quand il fallut presque cent siècles.
À force de temps, les hommes reconquirent un peu du terrain perdu par Simia. Ils comprirent les lois de la physique et des constructions organiques. La Science renaquit. Ils sortirent de l’orbite terrestre, reprirent le fil de l’histoire interrompue. Les hommes éclaircissaient, devenaient blancs, approchaient du transparent en nouveaux magnifiques ludions. La procréation s’avérait moins nécessaire, la science redevenait leur maîtresse, ils dardaient les écrans, caressaient d’un toucher de clavier la compagne distante de milliers de kilomètres, éprouvaient la douceur d’un baiser par une touche effleurée. Le contact virtuel enrichissait l’âme, recréait les anciens cristaux sans avoir à mêler salement l’urine au sang.
C’est alors que La Seigneur prit le pouvoir et que les hommes furent pour la seconde fois castrés. Ganus, bien des générations après Simia, tint son sexe dans les mains comme la tête de Simia fut présentée sur le bouclier de l’embourgeoisement. La planète éclata, défit en peu d’instants ce qu’elle avait mis plusieurs siècles à ériger de nouveau. Les femmes s’acharnèrent sur les hommes en nouvelles ogresses.
Voilà pourquoi nous devrons craindre le retour des femmes d’Urie, leur mère est cette singesse qui castra notre ancêtre Simia. Lutterez-vous avec moi?
- Oui! Oui! Oui!
Une seule clameur monta.
Tandis que la foule vociférait, prête à le suivre, Septia se retenait pour ne pas tomber. La crise d’épilepsie montait.
Dix mille volts feu-d’artifiçaient dans sa tête. L’écume sur ses lèvres devint un océan sur lequel tous embarquaient. S’il se sentait plus faible que de l’étoupe, tous le voyaient en Neptune Bleu géant mâtant la mer démontée, laurier au front, trident à la main. Tous virent la lumière entrer par sa bouche. Malgré les vêtements, tous aperçurent, où imaginèrent, le corps de Septia en transe blanchir jusqu’au cristal et renvoyer à la foule les sept rayons du ciel.

La légende dit qu’il existe une terre pure quelque part à l’Ouest, un Paradis. Jusqu’à ce jour, Senghor y faisait pousser le café, appelé aussi bunc comme dans l’ancienne Abyssinie.
L’air sentait la prunelle. Près de la ligne d’horizon, émergeaient les quatre sommets majestueux d’une longue chaîne de montagnes. Plus proches, des ramiers roucoulaient au faîte de grands arbres.
Le premier jeudi du mois des chenilles, une semaine après les mirifiques exploits des Nègres, les tam-tams rameutèrent le peuple près du grand arbre à palabre.
- Revêtez-vous de peintures de guerre et venez armé, scandaient à pleines paumes les tambourineurs.
Venir armé? Était-ce pour de nouvelles fêtes?
Les Nègres paysans abandonnèrent les fléaux dans les carrés géométriques des caféiers, verts il y a peu, et aujourd’hui colorés de fruits rouges. Tandis qu’ils rejoignaient leurs cases pour se peindre et ressortir les sagaies, leurs yeux inquiets auscultaient le ciel. Derrière les plantations, l’ondulation des manguiers annonçait la pluie. Tous voyaient qu’elle arriverait trop tôt et endeuillerait une partie des récoltes. La mousson, du nom du cheval favori de Salomon, approchait cette année trop vite.
Chaque plant avait été mis en terre avec amour, recouvert de branches de buissons pour s’élever dans une obscurité propice à la vie qui s’ébauche. Ils avaient planté, taillé, le terrain avait été défriché des mauvaises herbes endémiques, blackjack et macdonaléra.
Longtemps, les noirs avaient fainéanté. Contre qui faire la guerre? Les femmes d’Urie les laissaient en paix et les hommes étaient trop peu nombreux pour s’entre-tuer. Pourquoi cultiver? Les fruits poussaient seuls. Pourquoi pasteuriser? Le gibier abondait. Senghor ne supporta pas de voir les corps inemployés. Senghor, aux pouvoirs de Nganga, était né, paraissait-il, avec quatre yeux ouverts quand tous les enfants naissaient avec deux yeux ouverts et deux fermés, les fermés prenant le relais après la mort.
Ce Grand Lamido, avec ses vrais yeux et les deux autres de mystique, signifia qu’il fallait entretenir la courbure du dos sur les pousses de bunc. Abandonner la terre à la friche aurait été abandonner son nourrisson.
- Vous cultiverez le café en mémoire de nos ancêtres esclaves. À chaque fête, des calebasses entières de ce nectar couleront pour abreuver leurs esprits, devenus gnomes du sous-sol, des kin-kissis!
Ainsi les Nègres trimaient, transformant alchimiquement le gros noyau des maigres cerises rouges en petites crottes noires et dures de bunc brûlé.
Tous furent enfin rassemblés sous l’arbre à palabre.
Géant double mètre, tête couronnée ainsi que son aigle royal juché sur l’épaule gauche, sceptre dans la main droite, entre sicaires et gardes-cercles, Le Grand Lamido en imposait.
- Mes frères, les dieux nous ont abandonnés! L’espace est devenu cacochyme et, vous le voyez au vent au-dessus des manguiers, la mousson par trop galope.
La planète rétrécit et les femmes d’Urie, cent mille fois plus nombreuses que nous, sont à nos portes. L’heure du combat est revenue, nous délaisserons les charrues pour reprendre les sagaies.
Des hommes, fatigués par les premières torréfactions, les oreilles encore embrouillées du bruit du dessiccateur roulant les grains en galets, blêmirent. Combattre à un contre cent mille? Même si elles n’étaient que des femmes, ça faisait beaucoup! Le malheur s’empara des plus faibles; des têtes courbèrent l’échine vers la poussière. Des Négresses, qui avaient récolté le maïs, épluché et battu les épis au fléau, baissèrent aussi la nuque, permettant à leurs enfants de voir sans écran la grosse face du Lamido se détachant devant la grande chaîne de montagnes.
Senghor, face à ces têtes baissées, ne voyait plus que les regards d’enfants, étonnés et confiants, les bras bien grassouillets agrippés aux épaules des mères.
Les enfants étaient beaux mais pleutres les parents! Quelles âmes souillées! La paysannerie les aurait-elle amollis au lieu de les durcir? Ah qu’un peuple sans guerre s’affadit! Les dieux, dans leur grande sagesse, avaient peut-être occis le monstre métronome du lac pour que les hommes retrouvent leur virilité flanchante.
Il les remonterait à la manivelle de la langue, revivifierait les enthousiasmes de ces belles chairs, attiserait les braises sous leurs paupières de jais. Il les induirait en tentation de lutte, ferait revenir aux lèvres le goût du sang, les déchiquetages de perdrix, de cailles et de pintades sauvages presque vivantes, chaudes, à peine tuées. Il leur ferait revivre la grosse colère, le sang irriguera leur cerveau en banj douloureusement engorgé, cuisant de ne pas trouver sa cible, un hémathomme sans femme sur laquelle décharger sa tension!
- Mon peuple, j’ai trop fait baisser tes reins! Mais ce n’est rien, je sais que tu n’attends qu’un doigt levé pour monter au carnage, déjà tu as quitté les champs et t’es souvenu des plus savantes peintures de guerre! Je connais celle qui cause notre perte, celle par qui le malheur arrive!
- Oh qui qui qui?
Les bouches s’ouvraient en un seul qui.
Senghor se moquait de la vérité, il l’inventait!
- Ectaline, la Reine d’Urie, a tué le génie détenteur de l’espace et du temps, le métronhomme.
- Oh pourquoi pourquoi pourquoi?
- Même si, poisson, il n’était qu’à demi un mâle, cette moitié était de trop. Elle a rusé pour provoquer la guerre, c’est à cause d’elle que les lendemains n’ont plus le même goût. Hier, aux jeux d’Olympe, nous nous réjouissions de vos exploits, mais il eut fallu les pleurer.
- Quelles sorcières sont ces femmes d’Urie, ces femmes, ces femmes... Pourtant, elles paraissent belles.
- Ah mes Négroïdes mes Négrichons, ne vous y fiez pas! Vous ne les avez jamais vues de près ni dedans. Moi, Le Grand Lamido, Celui-qui-jamais-ne-cherche-le-boeuf, je vais vous les décrire.
Ces monstres, les longs cheveux remontés en chignons, les seins justement lourds, paraissent splendides pour qui aime le doux, le blond et le laiteux. Vous croyez que leur vulve a douceur de miel, qu’elle dégorge de rubis et de diamants mais placez-y un doigt et il ressort décapité d’un cartilage! La vérité est que leur vagin est denté! Si la dent est l’enfant de la bouche, elles ont dans leur vagin trente-six dents!
- Raaaaaaaaaaaaaa...
- Oui, mais ce n’est pas tout, il y a pire encore.
Pire, comment pourrait-il y avoir pire que cette félonie, faire croire au doux pour mieux vous castrer!
- Pour vous expliquer ce qu’est ce pire, je dois remonter au début d’Urie.
Tous s’installèrent au mieux sur des sekos, nattes de paille, sous l’arbre à palabres.
- Vous savez qu’aujourd’hui les Uriennes se scindent sans souffrance et n’enfantent que des filles mais, au début de leur ère, la douleur existait encore ainsi que le risque de fausse-couche. En ces premiers temps incertains, de la liqueur d’homme subsistait dans leur sang et les Uriennes concevaient autant de garçons que de filles. Les ventrières tâtaient et, avec une dextérité de sorcière, arrivaient à discerner si elles attendaient des filles ou des garçons. Quand le bébé portait un pénis, elles avortaient. Si, par rarissime erreur, elles accouchaient d’un mâle, les marâtres s’empressaient de le placer dans une cage à poulets. Gloussant, se moquant et riant, elles partaient en procession jusqu’à un fleuve où elles le noyaient.
- Raaaaaaaaa.

La haine carmina les visages de la foule cacao, comme les danses et l’alcool flattent maladivement le teint. Des sicaires avaient apporté des paniers pleins de quoi fabriquer les statues magiques de guerre et, tout en écoutant, tous préparaient de leurs mains nerveuses les petits fétiches, les peignaient sang et ébène, en hérissaient la tête d’éclats acérés de bambous et remplissaient les ventres d’ingrédients magiques, cheveux humains, terre de cimetière, avant de greffer un fragment de miroir qui renforcerait la puissance de l’objet.
- Mais il y a pire encore, mes petits Nègres chéris.
Pire encore? Pire que la fausse vulve de miel? Pire que tuer les bébés à pénis? Ah que Senghor savait souffler sur la braise allumée!
- Le pire n’est pas de tuer mais de dénier une âme à un être vivant. Pour ces monstres blonds à chignons, les hommes n’ont pas d’âme, l’intérieur de leur tête n’est qu’un mannequin stérile! La femme est deux car elle contient, disent-elles, l’homme est un, c'est-à-dire rien, un bâton, une cuillère qui touille, l’instrument de bois mais jamais la marmite. Seule la petite fille à une âme.
Pour elle, rien n’est jamais trop. Dans les premiers temps où subsistaient de fausses-couches, elles accrochaient l’âme de leur fœtus-fille avec une ficelle autour du poignet et des reins pour ne pas qu’elle s’échappe. Les fébriles, qui avaient peur que la ficelle ne casse, se la tatouaient même sur le poignet. L’âme des femmes était leur bien le plus précieux car elle les distinguait des hommes et des animaux. Une fois la nouvelle-née sortie, le risque de départ de son esprit restait présent, ainsi la ventrière fermait-elle toutes les issues, fentes ou crevasses du mur, jusqu’au moindre trou de serrure. Toutes devaient tenir la bouche fermée pour que personne n’avalât par mégarde la toute jeune conscience.
- Ooooooooooooohhhhhh.
Les Nègres, contrairement à ces femmes qui fermaient bien la bouche, écarquillèrent la leur pendant que les doigts vengeurs continuaient à peaufiner les statues magiques les enduisant de copal, de poudre de charbon et d’huile de palme.
Autant que les Blancs de Septia plus au Nord, les Nègres étaient mûrs pour le combat.