Les hommes avaient résisté à la Vue, à l’Ouïe, à l’Odorat, au Toucher. Il faudrait donc leur intégralité, atteindre le cinq qui ne saurait être une fin puisqu’il est le chiffre central. Cette pensée positive redonna du courage à Palmyre.
Elle décida, puisqu’il ne restait qu’un sens, de jeter son va tout.
Elle ne lésinerait pas sur le dernier, jetterait dans la bataille ses plus grandes forces. La lutte sera goulue! Par sa peau bleue, par ses cicatrices d’amour sur son visage-sexe, par ses six doigts, par sa langue bifide, par les voiles sous ses bras, par ses membranes brachiales, par tout ce qui faisait qu’elle était la Grande Palmyre, la Séductrice, elle ferait éclater sa puissance par le Goût!
Remontée comme jamais, elle s’adressa à sa foule pour entamer ce que la légende rapporte sous le nom de "l’imploration à être mangée", ou de "l’offrande à l’anthropophagie".
- Mes sœurs, l’heure est gravissime. Nous avons usé quatre des cinq cartouches des sens. Il n’en reste qu’une, celle du Goût. On va leur tirer dans la bouche! Allez à eux en commando suicide, offrez-vous afin qu’ils vous dégustent des pieds à la tête, et vous serez ainsi, comme dirait ma sœur Amégali, le grain que plante Tao Thsi afin qu’il soit mangé par Tshong. Ils en mourront.
Il vous faudra être excessives car la Femme est ainsi. Dites que vous n’avez pas peur qu’ils dévorent votre tout et tant pis si l’âme y passe, vous vous réjouirez d’apparaître une dernière fois dans leurs excréments. La seule chose qui vous importe est que ces hommes deviennent semblables aux Tupi-Guaranis et aux Carils qui dévorent leurs captives. Dites que vous voulez qu’il ne reste rien d’autre de vous que des ongles et des cheveux et, s’il subsiste quelques rares os, qu’ils les donnent à leurs chiens pour que vous ayez encore la joie d’appartenir à leur famille!
La femme qui se donne est ainsi, elle déborde de l’assiette à tel point qu’ils ont envie de la renverser. Qu’une de vous leur ouvre ses fesses et ils verront que la calme muscade vire au piment. Ils croiront que c’est pour rire, toujours la bagatelle, que ça ne change rien à rien puisque pour eux nous sommes des catins, qu’en nous donnant à "baiser" nous nous donnons de toute façon à "bouffer" mais celle qui apparaîtra sera Échidna, ce monstre à corps de femme et aux jambes de serpent qui enfanta le Chien Cerbère et fut mère de Méduse, une créature double, superbe jusqu’à la taille et reptile par en dessous.
Encouragez-les à l’anthropophagie! Ils croiront sucer une femme soumise, mais trouveront la ciguë à l’intérieur de cette sucrée, la fée à peau de miel ingérée deviendra un vautour qui déchire leurs intestins, la fertile et maternelle Cybèle de la gangue laissera apparaître l’horrible Échidna du noyau.
Ah mes belles Uriennes, ils seront étonnés de s’apercevoir que la femme est plus sauvage que l’homme ne l’a jamais pensé! Un mythe raconte qu’avant le feu, tous chauffaient la nourriture au soleil. Les hommes mangeaient le dessus cuit des vivres et les femmes se contentaient du dessous encore cru. Cette légende n’exprime pas la tristesse de passer en second, mais révèle la vraie nature des choses, que la femme est du côté du cru. L’homme est toujours le langage ajouté au son, mais sans le creuset vivant et braillard où il touille, il n’y aurait rien. Allez et donnez-vous mes Glorieuses!
Ainsi parla Palmyre en ce jour.
Les Uriennes se lancèrent à la bouche comme on prend une montagne. "Goûtez-nous partout, implorèrent-elles, avec la peau ou sans la peau, crues, cuites, par-devant ou tournedos, braisées, grillées, pochées ou rôties accompagnées de moelle de palmier pindo comme aiment les anthropophages Guyakis du Paraguay. Si vous n’avez pas de récipient et que vous nous voulez cuites à l’étouffée, n’en cherchez pas, comme les Scythes, dépouillez-nous, replacez notre chair dans notre estomac et nous servirons à notre propre cuisson. N’hésitez en rien, dévorez-nous, si vous n’osez, goûtez un peu, la chair est tendre et goûteuse... une bouchée pour papa... une bouchée pour maman... c’est ainsi que l’on fait les enfants... goûtez, le premier tour de langue est gratuit.
Elles offrirent leur bouche à baiser, les langues en escargot s’apprêtaient à être beurrées aillées, ou prises au naturel s’ils désiraient. Qu’ils testent les salives, certaines ont goût de limonade sucrée, d’autres de noisette, la salive champagne, c’est l’eau bénite réinventée par Dom Pérignon, à laquelle on ajoute, touche finale avant de museler la bouteille, la "liqueur d’expédition", cette goutte de sirop de sucre candi, vieux vin et eau de vie. La salive est un chariot de pépites rondes, de la mousse, de la crème, un asti, vivante au bout de la langue. Quand on commence à la laper, on n’en laisse plus une goutte, on essuie les bords, on assèche, on veut de l’autre jusqu’à sa carie avec la légère astringence que provoque le plomb.
Le Goût, comme tous les autres sens, divise le Ciel et la Terre. La salive brute écœure dans le terrestre, mais devient angélique dès que l’amour ou le désir la transmue.
Les Uriennes s’offrirent en aromates, forcèrent les amateurs d’extrême à lécher leur fissure sacrée d’où coule l’Ambroisie où s’abreuve Don Juan, leur mirent en bouche les framboises de leurs mamelons, les menèrent à croquer les seins en pomme ou en poire, à tobogguiner sur leur collinette fruit du paradis. Elles susurraient "allez broyez la douce peau au fond d’un concassoir, pulpez nos tétons entre vos dents, languez le fruit sacré, lapez sa coulée acide, ourlez vos lèvres sur votre nez, indexez-nous l’anus, cueillez jusqu’à nos tripes, Brillat-Savarinez-nous, nous voulons être vos pléthoriques, votre religion de bouche, votre crise de foi, que jamais sur nous vous ne disiez faim et surtout faites durer, faites durer... n’avalez pas tout de suite mais attendez attendez... languez-moi la pilule, croquetez, liquéfiez mes lèvres, cassolettisez ma langue dans une dent creuse, fouillez dans le pressoir..."
À offrir leur langue, la parole cédait, le cuit cédait devant le cru, le langage n’était plus qu’un melting-pot de sons à bouffer, mais rien n’y fit, les hommes n’avaient pas d’appétit. Ils les dédaignaient comme des catins aux lèvres de curare, ne les mangeaient pas plus qu’on ne mange le riz du mort en Inde.

Palmyre était anéantie, ces mâles n’avaient pourtant pas la langue coupée! Elles avaient essayé de tout donner. Qu’offrir de plus que sa chair réelle, non pour jouer mais à manger jusqu’à la mort, oser braver l’interdit et mordre l’hostie, leur donner à reprendre ce que Dieu avait alloué? Était-elle encore dans le trop, avaient-ils peur de ce Tout?
Elle aurait voulu que ces hommes devinssent les Lotophages de Djerba du temps d’Ulysse, ainsi appelés car ils ne mangeaient que des lotus et qu’elles soient ces lotus de Petite Syrie, fruits du jujubier. Les étrangers qui y goûtaient, paraissait-il, oubliaient leur patrie, c’est pourquoi, pendant longtemps, l’expression "manger du lotus" signifia "perdre la mémoire".
Qu’elle aurait aimé que ces hommes, en dévorant ses petits lotus bien fourrés de ciguë, chantent "là s’élève un savoureux lotus, ses fleurs en bouton se peignent, en s’ouvrant, des couleurs de Sidon".

Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro.
Jamais elle ne s’était sentie aussi encombrée d’elle. Que le cinq ne puisse être une fin ne la consolait pas tout à fait.
- Si les cinq sens ne suffisent plus, que faire? gémit-elle. Son gémissement excita sa cour et tous les animaux de la brousse, le rut gagna en incendie, tous l’eussent assaillie si l’heure eût été moins grave, tous eussent embrassé sa langue bifide sans craindre d’avaler un serpent sauf les Affres dont pas un ne broncha.
Aux cinq sens, elle ajoutait l’Indécence ce qui en faisait six comme ses six doigts mais l’indécence, contenue dans les cinq autres, n’avait pas plus servi. Ces hommes avaient-ils parcouru toute la gamme des chutes possibles avant d’atteindre à la parfaite maîtrise d’eux-mêmes.

Elle se retrouva face à Septia le Tout-Lumineux, le Tout-Bleu qui brillait au milieu de la troupe en immense saphir.
- Qu’as-tu fait à tes guerriers, Septia? Ce ne sont plus des hommes.
Le Grand épileptique à lunettes ôta son heaume bleu. Jamais elle ne l’avait vu ainsi sourire mais ce sourire le rendait effroyable.
- Comment se fait-il que leurs sens soient hermétiquement scellés?
- Ils ne le sont pas Palmyre. Ils mangent, sentent l’odeur du chien graissé de la mitraillette et de la charge de poudre, ils voient l’objectif et entendent les ordres. Ce n’est qu’aux femmes qu’ils ne réagissent plus.
- Mais ce ne sont plus des hommes!
- Tu as raison, j’en ai fait des dieux! J’ai su faire varier d’un iota la cathédrale chimique de ces hommes, enfin ils s’échappent de l’animal, délivrés de la tyrannie du désir. J’ai étudié les grains de blé sortis de la poule. Par des analyses sanguines, j’ai vu la différence entre l’homme amoureux aux jambes coupées, et l’homme droit et libre. L’un est parcouru d’une hormone qui s’appelle dopamine et l’autre non. C’est aussi simple que ça! Quand on possède la clef de la cathédrale chimique des hommes, que l’on sait que le carbone fabrique les molécules du code génétique, que le zinc aide à digérer l’alcool, que le cuivre pigmente la peau, on peut refaire une nef, changer une abside, dédoubler l’arcature, déplacer le pinacle.
Le désir n’est ni philosophie, ni psychologie, il n’est rien d’autre qu’une excitation chimique dont j’ai libéré les hommes. Vois comme ils ont été efficaces dans la bataille alors qu’auparavant tu les massacrais rien qu’en ouvrant ton corsage. Cette hormone se retrouve partout, dans la levure du boulanger, chez le rat et aussi chez l’homme. Qu’ai-je fait sinon couper le fil généalogique qui reliait les humains aux rats et à la levure? Une injection de cette dopamine transforme le rat calme en satyre, et une autre d’ocytocine provoque une montée de lait à une rate vierge qui cherche partout des petits à nourrir. Pouvons-nous accepter de n’être que cela? Mais non! Si tu y agrées c’est parce qu’ainsi tu étais la Maîtresse des hommes, donc du monde. Tu étais la Gravité qui distordait l’espace-temps de ces mâles attirés par ta matière et ton énergie. Mais que l’on coupe cette lulibérine et ta gravité n’existe plus, l’homme peut voler, libre! Libre Palmyre, libre! Tu paraissais superbe dès que naissait le désir de ces presque chiens mais c’est fini! mes nouveaux hommes qui voient ta peau violette pensent seulement que tu as de l’eczéma! Bientôt tous seront des dieux comme l’était Simia mon ancêtre de cristal avant qu’il ne soit perverti par sa guenon, chaque thorax renverra l’arc-en-ciel céleste!
Même suffoquée par cette logorrhée, Palmyre rétorqua:
- Mais tu n’en as pas fait des dieux! Un dieu sent, éprouve, goûte, voit et entend.
- Mais ils font tout cela! Ce n’est qu’aux femmes qu’ils sont insensibles!
- Tu les as donc châtrés! As-tu vraiment osé, Septia?
- J’ai fait ce que Le Créateur aurait dû faire pour qu’ils soient forts, j’ai complété son travail! J’ai fait de ces hommes des anges debouts qui ne donnent plus prise au discours de votre vent. Finie la duperie sentimentale, ils pourront vous observer dans des microscopes et rire, aller derrière les montagnes, rejoindre le cosmos, se diriger vers la rare galaxie Andromède dont la lumière est bleue!
- Tu les as châtrés, tu les as châtrés, tu les as châtrés... répétait Palmyre abasourdie... tu les as rendus impuissants.
- Pas du tout, au contraire, c’est maintenant qu’ils sont puissants, j’ai justement évité qu’ils ne soient à jamais vos innocentes victimes! La sentimentalité n’est qu’une superstructure de la bestialité!
Effarée, Palmyre se mordit les lèvres et demanda à ses femmes de reculer dans la plaine. Elle aviserait plus tard.

Elles se replièrent, laissant tristement aux vautours leur champ de mortes pendant que les nouveaux robots fêtaient leur victoire.