Le rite commença. L’officiant l’organisait dans une échelle d’offrande allant du presque rien au plus important.
Il débuta par un brasier de mil et de manioc puis brûla des mets élaborés durant des heures, des n’dombas, plats de viande ou de poisson cru cuit à l’étouffé avec des épices et des feuilles de banane, du couscous au maïs, du singe sauce au gombo, du crocodile en cocotte de terre et de la gelée de manioc. La négresse meute salivait, mais ces plats n’étaient que pour les dieux. Que l’un d’eux y posât une lèvre, et le plat se peuplerait de bris de dents mortelles de requins!
Le maître de cérémonie passa enfin aux sacrifices vivants. Après avoir saigné une grasse poule noire, il appela les animaux plus consistants dont il offrit la frisure aux dieux, cœur, poumons, foie et vésicule biliaire.
Les griots avaient décoré de bandelettes les bestiaux les plus irréprochables, leur avaient doré les cornes. La toison épaisse des moutons retenus n’avait jamais été tondue.
Des aides officiants burent une libation de vin sacré avant de s’emparer des animaux parqués. Ils saupoudrèrent leurs têtes de farine de manioc, les débarrassèrent de leurs liens et les traînèrent face au sacrificateur qui, après les avoir flattées pour les amadouer, passa son couteau le long de l’échine, du front jusqu’à la queue, avant de trancher d’un coup vif l’artère jugulaire.
Les femmes youyoutèrent pendant toute la durée des soubresauts.
La tension montait. D’habitude on lisait les oracles dans les entrailles de ces animaux, mais lire quel serait le destin de Senghor demandait davantage. Il avait ordonné un extraordinaire sacrifice d’humains, celui des plus belles et désirables vierges. Il fallait que l’on offre aux dieux ce qu’il y avait de plus précieux, que le plaisir à soustraire fût le plus grand. Durant tout le mois où les vierges choisies furent parquées, on vit les jeunes, les moins jeunes et même des vieux passer, repasser et re-repasser devant la grande hutte réservée aux sacrifiées qu’on parait telles de futures mariées; ils se rappelaient tous les avoir vues croître en espérant peut-être faire un jour ahan dans leur pagode, et voilà que ce rêve caressé pendant quinze ans leur échappait! Ça avait ronronné entre les cases!
Les six plus belles avaient été choisies, les trois plus claires négresses pour les dieux du Ciel et les trois plus noires pour les divinités des Enfers.
"Par le haut, par le bas, la lame passera."
La clameur monta. On les égorgea.
Un oh! magistral résonna par six fois. La lame passa qui fit mal à tous les cœurs, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois. Quelle perte! Quel comptant de jouissance et de caresses parties sous le couteau!
Puis le victimaire enfila son couteau dans chacun des sexes vierges. Il leur ouvrit les intimes entrailles, remonta jusqu’entre les seins déjà proéminents car seules les grasses avaient valeur.
Sorciers et marabouts plongèrent leurs yeux sur l’égalité de l’intérieur des corps, ni plus beau ni plus laid pour la Reine de Saba que pour l’esclave purulente.
Ils firent première lecture de ces entrailles, mais cette lecture ne pouvait prendre sens qu’au son des cris d’une vierge jouisseuse.
À destin exceptionnel, codage exceptionnel!
Senghor avait prévu cela.
- Rien qu’avec les mots, sans la musique, vous ne pourrez pas lire toute la portée!
Et il avait décrit comment feraient les marabouts, comment ils développeraient le fumet sonore et liraient toute la mélodie.C’est ainsi que l’officiant fit venir une nouvelle vierge qui succéda aux six premières immolées. Elle devrait jouir sans que personne ne la touche. Cette jouissance, à l’égal des plats, ne devait être que pour les dieux.
Cette septième des plus belles vierges, une ni trop claire ni trop foncée, une belle caramel molle et dure, ferme et lascive, fut placée au centre du cercle sacré.
Alinûr, dont le nom signifiait lumière exaltée, vierge ascendant balance, dont les parfums de la lettre étaient jacinthe et poivre blanc, les planètes Lune et Jupiter, les génies Damalyûsh et Kashpûsh, les attributs aimable et terrible, présentait une peau douce, pelisse plus bleutée que cuivrée. Ses veines sous la peau fine traçaient des petits lits indigo. Les feux de l’âtre dessinaient sur elle des moirures de satin. Ses hanches semblaient construites pour accoucher des veaux, des rhinocéros, des montagnes, ses seins abondaient pour ses quatorze années, ronds comme une lune pleine à craquer.
On lui intima l’ordre de mimer la danse nuptiale des oiseaux. Effrayée, elle s’avança, roulant des hanches comme des joues qui suffoquent, puis s’exécuta, un pas, deux pas... à trois elle tourna, agita les bras, dodelina et ce fut abracadabra. Tous ouvrirent la bouche, les mains et les tambours scandaient chacun de ses pas, elle devait se hisser jusqu’à l’étage des dieux avant de redescendre en animal.

Ainsi fit-elle. Les sorciers dardaient les jumelles oboles, tiraient langue, haussaient banj pour qui pouvait, cherchaient à y pressentir l’oracle. Sous l’effet des regards et de la folle danse près de l’âtre, de ses seins transpirants coulèrent des larmes sacrées, couleur de gouttes d’ambre.
Les youyous s’élevèrent. Cette miction des seins était le signe attendu pour qu’on l’attachât sur l’autel. Un griot fit glisser le pagne de la suppliciée; des champs de maïs et de manioc séché se dressèrent, tout un grenier de plantureuses réserves dans lequel les hommes eurent le désir violent de pénétrer et de séjourner dix mille ans, mais il ne fallait pas.
Les cuisses d’Alinûr émergeaient de l’eau primordiale. La braise brillait dans l’âtre du noir pubis coiffé de poils de soie. Les sorciers annoncèrent "les djinns sont pleins" comme d’autres eussent pu clamer "Allah est grand".
On l’allongea sur un autel, dos plaqué à la pierre. L’officiant enserra ses bras et pieds dans des anneaux. Sa nudité flamboyante éclairait la clairière bien que la nuit ait depuis longtemps étendu ses arpents de cécité.
Il la caressa avec une plume de paon, cet oiseau vaniteux dont la mise à mort appelle la pluie et la fertilisation céleste. D’abord elle se renfrogna, fit la rétractée par tous les pores de sa peau. Ses sphincters se fermaient. Le marabout utilisait les deux côtés de la plume, le doux et le piquant, passant de l’un à l’autre, infibulant par le piquant et langeant par le doucereux. Ça lui rentra partout, ça coulissa le long des lèvres, épousa les seins, par le haut et par le bas, et, au moment de l’en-peut-plus, Alinûr cria, des soubresauts déformèrent son visage en petits grelots, ça lui fit des œufs sous les joues qu’un spasme aussitôt écrasa et un liquide sortit de sa bouche. Les yeux roulaient, du jus coulait du gri-gri du bas. Ses cris épousaient les entrailles de ses frères et sœurs incestueux. Elle aurait préféré mourir plutôt qu’être offerte au vu et au su de toutes les faces. Que tous la vissent jouir était ce qu’il y avait de plus humiliant au monde, on dévoilait sa figure privée, sa datte gonflée d’intimité avec le grand plaisir qui monte quand on la pèle et avance sa bouche. On lui déchirait le masque de gentille petite fille au sourire bon enfant, excuse de libellule et échappée de souris.
Dévoilée, datte confite, confuse, elle se sentait perdue, trou sans cadre que la plume seule délimitait et faisait sortir hors de toutes limites. Elle n’en pouvait plus dehurler tant l’officiant avait la plume alerte.
Elle chercha à mourir dans un dernier hoquet, mais s’évanouit seulement. Des gifles la ranimèrent. Elle dit oui comme l’on dit non et l’immense pal de Senghor la perça.
Tous crièrent d’effroi. Le Grand-Tout brisait le pacte. Elle était pour les dieux, seulement septième plus jolie après ses six plus belles sœurs mais tout de même, sept est le jour du Seigneur! Ses cris étaient pour les dieux, sa jouissance était pour les dieux et Senghor la leur volait!
Crime! Crime! Le murmure saisit la foule à la nuque. Consommer un sacrifice n’était pas recommandable ni honorable; celui qui y cède, disait-on, consommait une chère qui le fainéantiserait, le vaurienniserait, l’affaiblirait!
Mais Senghor n’avait cure du murmure gonflé, de la réprobation portée par les lèvres. Avec des ahans terribles, il continuait à défoncer Alinûr, à ouvrager de sa lame la membrane entre la latte et le plafond. Son os sarclait dans la crasse d’un paradis. Bien que futur Grand Lamido, il était l’insolente racaille qui la pompait à fond, qui l’empaffait, qui sur son con faisait boustifaille, Alinûr n’aurait pu le dire autrement. Le plaisir n’existait pas, seul se répandait le dégoût. Une pointe d’euphorie apparaissait cependant, mais si infime qu’elle n’était qu’une épingle perdue dans la grande botte du mal. Une grosse punaise la surmontait, une punaise mâle au pénis perforateur, cet outil semblable à une grosse seringue qui perce la carapace de la femelle et injecte sa semence, n’importe où, dans la tête, le ventre, les pattes, le dos ou le cœur; ça irradiait tant qu’elle se sentait prise partout à la fois.
Dans la souffrance, ni la douleur ni la volupté n’avaient de doigté, elle devenait un jeu de saute-mouton et la mort était son dos franchi. La vitesse effrénée du banj chassait son âme hors du corps.
La peur couvrait les paupières allumées des nègres. Ce qu’avait donné Senghor aux dieux, il le reprenait! Tous crevaient du désir d’être à la place de Senghor, mais aucun n’aurait osé. Crime! Crime! Effrayés, ils cadenassèrent leurs rumeurs d’émeute pendant que leur Tout à l’ouvrage sur Alinûr leur mettait un tison brûlant dans le dos.

Dans Elle, il était aussi tendu qu’une Vesse-de-loup dont la moindre pression d’une brise va faire jaillir des gonades un nuage d’un million de spores! Senghor se sentait la puissance des plantes, pas infime ou intime comme l’on croit, mais extraordinaire. Il avait dans les couilles les fruits de la Cardamine hirsute qui éclate au moindre choc, la bombe de l’Euphorbiacée africaine, celle de l’Hurecrepitans dont les graines volumineuses sont capables de briser une vitre à vingt-cinq mètres, le fruit de l’Ecbalium sorte de cornichon à réaction qui bondit en fusée, la détonation violente du Calpocalyx, l’explosion de la capsule ligneuse du Caïlcédrat libérant des graines ailées, les capsules de Balsamine à cinq valves se repliant brusquement et projetant leur semence, le minuscule Gui du Génévrier qui expédie à vingt mètres sa graine collante à la façon de l’enfant qui crache un noyau de cerise. Il était l’Orge des rats qui grimpe sur les vêtements et, s’il le fallait, à bout de forces, il serait encore le Trèfle étoilé qui simule des béquilles pour arriver au but...
Cette charge de tension était trop pour n’enfanter que la femme, il enfanterait le ciel entier! Ainsi ne jouit-il pas dans Alinûr. Il dégagea vélocement son canon d’harmonie quand trop fut tout de même trop et jeta sa semence au ciel en longs hoquets de rage riante, recomposant à son jet toute la constellation. La grande Ourse en eut plein les mirettes ainsi que le Scorpion, le Taureau et la Lyre!
Alinûr, de nouveau évanouie puis de nouveau réveillée, vit au ciel les nouvelles étoiles dont elle était un peu la mère. Des doigts ouvraient la fente de la nuit, découvrant un nouveau destin.
La plume de paon fut jetée. Le plus vieux marabout s’approcha mains nues, calleuses, y glissa un onguent d’huile de tapir, et caressa les mamelles, tendues à l’extrême, par dix fois, dix tours et puis s’en vont. Les tétons d’Alinûr s’érigeaient à périr, comme happés par la constellation.
Les marabouts donnèrent sens aux mots lus dans les entrailles des six premières vierges par le son de "jouissance" entendu par la bouche de la septième.
- Deux obstacles apparaissent que tu devras vaincre avant que d’être totalement grand Lamido.
"Deux, l’opposition, le conflit, ce sera difficile" gémirent les nègres suspendus aux lèvres de l’oracle.
- Je te vois, Senghor, tu marches en direction de Satan, tu avances et tu attends. Au toucher du chiffre qui est la somme des quatre premiers, tu tombes dans la marmite de la sorcière Reine des Termites qui touille avec des mandibules et sabre avec les dents. Si tu la vaincs, tu iras. Je la vois méfie-toi! Son apparence n’est rien, tu sabres et elle est wizougoré, tu sabres et elle est ouroboro, d’abord celle qui pique avec la queue puis celle qui enlace avec les plis. Si tu la vaincs, tu iras.
- Il ira, il ira, il ira... répétèrent les Nègres.
- Plus loin, près d’un arbre mangeur d’homme, tu seras bercé et endormi par un triple accord carnivore mêlant guitare d’Égypte, luth de Damas et cithare de Tartarie. Si tu te décroches de cette triple croche, tu iras et seras Senghor, le réellement né derrière les montagnes d’or.
- Senghor d’or... Senghor d’or... Senghor d’or...
Ainsi proféra le marabout, les tam-tams résonnèrent et les femmes youyoutèrent.
On détacha Alinûr qui roula dans la nuit et se fit pelisse d’une boue. Tous rentrèrent. Au matin, tous la prirent en catin, ils la prendraient désormais à leur guise, elle sera le Rien, et aussi le Tout. Les hommes goûtèrent à l’univers mal fini qui battait entre ses jambes. Elle resterait à jamais ouverte, sans robe, offerte au rire infini des étoiles. Senghor s’en moquait. En offrande à son peuple, il lui permettait de touiller sa cuillère dans ce qui était devenu le pot sacré.

Une pluie drue et sans relâche s’abattit durant les deux jours d’après-fête où Senghor se reposa. L’eau bruissait dans les arbres, filtrait à travers des aiguilles de pin, s’égouttait aux languettes des fougères.
Pour se réchauffer, les langhurs, grands singes à favoris gris, montaient et descendaient en riant des branches, les barasinghs, grands cerfs, ou mushuck-nabhas, daims à la robe mouchetée, couraient plus que de coutume. Puis le soleil revint et dégagea le bon encens du benjoin et des caféiers.
Le Tout-Plantureux mit un havresac sur ses épaules falaises. Il voulait combattre pour incarner réellement "Celui-qui-jamais-ne-cherche-le-boeuf".
Suivant les prédictions du marabout lues à la croisée des entrailles ouvertes des vierges et des cris d’Alinûr, il se dirigea vers le Nord où résidait Satan.
De quelle Reine des Termites avait parlé le marabout? Il essayait d’imaginer à quoi pouvait ressembler cette sorcière. Il n’avait que mépris pour les termites, pire que les cochons, nettoyeurs de toutes substances, mortes ou vivantes, fraîches ou décomposées, qui dévoraient même les cadavres de leurs concitoyens! Quand, lassés de bois rongé, ces termites cherchaient à se faire une gâterie, ils palpaient de leurs antennes la pointe de l’abdomen d’un de leur pair jusqu’à ce qu’apparaisse, au bout du cul, un petit boudin qu’ils dégustaient avec avidité.
À l’orée du dixième jour de marche, une ronde d’oiseaux indiqua qu’il pénétrait en terre étrangère. Il observa mieux le paysage et s’étonna de se trouver au fond d’une vallée incurvée en forme de marmite.
Le dixième jour! C’est de lui que parlait le marabout par sa métaphore de la somme des quatre premiers chiffres.
Il se sentait épié. Un nuage noir lointain avançait dans un bruit continu qui s’amplifiait. Bientôt il repéra une nuée profonde, noire comme la suie d’une case enfumée. Il était impossible de situer la tête de la nébulosité.
Les pans de marmite de la vallée s’incurvèrent davantage, il ne pouvait ni reculer ni avancer. La nuée lui tomba dessus, pleine de termites qui lui agrippèrent les cheveux. Pris par le grouillement, il saisit son sabre, coupa, mais ne divisa que le vent. La cohorte pissa sur la face du grand Nègre une averse d’acide qui lui blanchit sa peau et il dut s’empresser de brûler dix arbres afin de renoircir son visage en le frottant de charbon de bois.
Ménatrem Reine, sorcière à la tête d’un empire d’insectes, riait. Sa taille dépassait les flamboyants tandis que ses seins de vieille, accrochés en outres sous sa paroi abdominale, tombaient. Quel hideux spectacle! Elle se présentait en termite grossi des millions de fois!
Senghor la dévisagea. Yeux contre yeux... les deux du jeune Grand Lamido contre les cent facettes de ceux de Ménatrem. Chaque facette était un écran allumé sur lequel défilait un fragment décomposé de sa vie, depuis l’enfance jusqu’à son état de Reine malfaisante. Cette femme hideuse à tête de termite était un horrible esprit nkita, celui que l’on devient quand on a malmené son enfant au point qu’il meurt en bas âge.

Qu’avait-elle fait? Quelle faute avait causé la mort de son enfant? Il fixa les écrans des cent yeux et recomposa le fil de cette histoire. Un jour de colère, Ménatrem avait battu son rejeton. Tous les témoignages corroboraient le geste, mais elle nia. Un marabout interrogea le sort en faisant sacrifice d’un poussin. S’il mourrait sur le dos, elle disait vrai, s’il mourrait sur le ventre ou les côtés, elle mentait. Le marabout suivit les règles, ôta les grains demeurés dans son jabot pour qu’ils n’influent pas sur la position du volatile mourant jeté à la croisée des chemins.
Le poussin mourut sur le ventre! Elle mentait! Voyant cela, elle ne nia plus. Oui, elle détestait les enfants, nourrissait dans son ventre non un instinct maternel mais une méchanceté noire; elle ne contenait pas un cœur qui bat mais un kyste de pus. Ah si seulement elle ne s’était pas laissé saillir par un nègre ivre un jour de beuverie! La coucoune pleine, elle n’était pas arrivée pas à se défaire de l’œuf accroché à elle comme avec quinze pattes. Elle n’avait pas supporté l’avorton qui, sitôt éclos, criait, bavait, vomissait, hoquetait, pétait, puait. Ah que l’enfant n’est qu’une sale boule puante, horriblement piaillante si l’amour ne le couve pas! Une nuit sans sommeil, elle lui avait donné la claque de trop. Il était mort.
Ménatrem se délectait de laisser lire dans l’écran des cent facettes de ses yeux comment elle était devenue ce méchant esprit nkita.
Les paysans l’avaient attaché à un pieu, un énorme linga, l’avaient lapidé avant de la brûler, mais un suc de méchanceté avait coulé d’elle et s’était figé dans le bois. Peu après, les arbres proche du gibet étaient morts, leurs branches étaient tombées en poussière. Ménatrem avait ressuscité en termite.
- Tu sais tout Senghor, tu as vu, tu vas mourir...
Pris dans la vallée en cuvette aux rebords escarpés, Senghor voyait approcher la gueule de la sorcière; il se défroqua et pissa sur sa gueule comme le nuage lui avait pissé dessus, son jet devait bien être aussi acide! En effet, l’urine brûla Ménatrem mais seulement en superficie. Encore vivace, elle se retourna et agita fort son bassin jusqu’à dégager un boudin mou empli d’animalcules grouillants qui rampèrent sur Senghor et se mirent à le dévorer. Cette ménagerie sortie du rectum contenait des animalcules qui prédigéraient leurs proies, Infusoires grouillants, Spichorètes ou Bactéries.
Pour de pas être mangé vivant par la grossière couche rance et visqueuse collée à lui, le nouveau Lamido se roula dans le reste des brasiers des dix arbres consumés pour renoircir son visage blanchi. Chaque cloque de sa peau devenait un haut-fourneau dans lequel se consumèrent les cloportes.
Il ressortit pustulé, comme frappé d’une peste bubonique, mais vivant. La lutte serait chaude. Qu’importait, il était Roi et celui qui déteste l’escalade ne construit pas son habitation au sommet d’un mont!
- Tu commences à me connaître, Senghor, tu m’as lue, je suis Ménatrem, Reine des Termites, cette marâtre, femme Ndundu possédée par l’esprit nkita.
- Et moi, Senghor, Grand Lamido, Celui-qui-jamais-ne-cherche-le-boeuf.
Leurs deux faces l’une contre l’autre poussaient et luttaient.
Les grosses lèvres de Senghor se déformèrent en défenses d’ivoire noir. Qu’elle fût marâtre lui déplaisait car il aimait les enfants, surtout les filles nubiles de plus de onze ans! Il riait, mais aimait vraiment les petits d’hommes, vivants, obstinés et rieurs. Il pouvait dépecer, violer mais adorait jouer avec ces purs joyaux, ces pépites non tâchées.
"Je suis la Reine des Termites, je suis la Reine des Termites, je suis la..." La prétention de la sorcière martelait sa pensée. Oser se dire Reine face à lui, né pour être Roi unique, et pire, Reine des Termites! Chez ses lointains ancêtres Dogons et Bambaras, le termite était le clitoris de la Terre érigé contre le Ciel.
Le savait-elle? Son sourire à mandibules acquiesça.
- Je te l’exciserai! rugit Senghor
Il fallait bien une femme qui fît le mâle pour être sorcière! Il remettrait au goût du jour cette pratique abandonnée car les descendants nègres du Ganus lapidé aimaient trop que la femme jouisse par les deux bouts.
- Ah, de mes dents, je t’ôterai ce symbole de l’Unique!
Il serait celui qui coupe, qui tranche, qui faucille les organes du père. Puisqu’elle prétendait en avoir, il les décapiterait, si on pouvait dire, car c’était placer la tête bien bas!
Ménatrem rit de cette prétention en se frottant les mandibules, et, derrière elle, toute une cour rit en se frottant les mandibules.
- Tu peux rire! C’est moi qui serai le Grand Sorcier que l’on nomme, chez les Bambaras, "Celui de derrière la termitière".
À peine eut-il parlé, qu’il se retrouva dans une galerie de bois. Un geste pour en sortir, et le tunnel se désagrégea. Les éboulis de cette poussière le submergèrent. Il mit son sceptre en bouche et respira à travers lui pour quérir de l’oxygène pendant que ses bras en pelle dégageaient les décombres. Les six pattes de Ménatrem approchaient de son visage et commençaient à agripper ses cheveux crépus. Il voulut la regarder, mais ne retrouva que son image démultipliée en cent dans les yeux hémisphériques. À l’intérieur de chaque facette, un Senghor, glaive à la main, frappait à côté.
Les deux luttaient, bras et cuisses puissantes contre pattes velues et mandibules, tandis que la cour de la reine psalmodiait, les observant comme au balcon:

La terre est le corps de nous les gens,
Le bois c’est le sang de nous les gens,
Les poutres transversales sont le corps de nous les gens...

La Ndundu termite le rongeait,

Les cordes sont les tendons,
L’herbe c’est les cheveux,
Le bâton érigé au centre du toit c’est l’homme,
Le foyer au-dessous c’est la femme...

La Ndundu termite le rongeait,

La poutre à droite de l’entrée c’est l’homme,
La poutre à gauche c’est la femme,
La porte fermée c’est la jeune mariée,
La porte ouverte c’est la femme accouchée...

Peut-être que son mal d’avoir perdu l’enfant la rongeait plus qu’elle ne disait.
Chacune des paroles de la cour de Ménatrem avait tissé des fils visqueux, Senghor ne s’en sortait pas. Il la fixa et se vit encore cent fois dans ses yeux, alors il ferma les siens et donna un nouveau coup qui la coupa en deux.
Elle cria mais ce n’était la fin de rien. Chaque partie de Ménatrem devint active, se recomposa et revint à la charge. Il chercha à la repousser de son sceptre, son bras était tout sceptre, cette verticale pure, ce modèle réduit de la colonne du monde, mais par ses six pattes Ménatrem y grimpa. Les coussins placés sous l’extrémité de ses pattes, ces petites pelotes filandreuses qui sécrétaient une substance adhésive, lui permettaient de grimper à la verticale ou à l’envers.
Senghor agitait son linga royal, mais la sorcière ne décollait pas, l’attaquait de ses mandibules sabres afin de lui percer les yeux.

Ils étaient si près qu’ils s’épousaient dans un horrible corps à corps; alors, Senghor fit ce qu’il avait promis, et, surmontant sa répugnance, lui excisa son wizougoré des dents, son clitoris.
À sa stupéfaction, le wizougoré excisé se transforma aussitôt en scorpion dont les Nègres évitent de prononcer le nom tant il est maléfique, comme l’hyène qu’ils n’appellent que "l’affaissé".
"Grelot, grelot, grelot..." faisait la queue courbée, fatale à celui qui la frôle; une des cornes de la sorcière-clitoris-scorpion s’appelait Violence et l’autre se nommait La Haine. Elle tortillait en l’air le stylet de sa queue, minaudant salement "tu vas goûter le poinçon de ma vengeance!"
Avait-il, lui, quelque chose de la femme? Ah grand Dogon non! la partie féminine de l’homme, qui est dans le prépuce, lui avait été judicieusement circoncise!
Les six pattes de termite de Ménatrem étaient devenues huit de scorpion, autant que les bras de Vishnu, que les piliers du Ming-t’ang ou que les anges porteurs du Trône Céleste.
Senghor les décapita une à une, l’octopode perdit une patte, puis deux, puis trois... jusqu’à n’être plus rien... un rampant!
Huit, qu’avait-elle osé! Le verbe et le sperme ne s’enroulent-ils pas huit fois autour de la matrice pour la féconder?
D’être rampante ne découragea pas Ménatrem. Elle tissa un dédale de langage odorant afin que Senghor s’y perde, mais celui-ci le brouilla par ses pets.
Termite, scorpion serpent... Ménatrem n’en finissait pas de ne pas mourir, pire à chaque fois. De scorpion-clitoris, elle devenait serpent libidineux, bouche d’ombre sans commencement ni fin, susceptible de toutes les transformations, de toutes les métamorphoses.
Elle commença à s’enrouler autour de Senghor qui ne savait comment la prendre, s’amusait à l’embrasser, à l’étouffer en doigt qui glisse à travers tout le temps comptable, tout l’espace dispensable; elle l’étreignait, le prédigérait, sifflait, se raidissait, et, pour se venger de son excision, cherchait à fermer sa bouche sur le méat de son pénis. Le négrissime réunit les plus grandes forces de ses forces, "je suis l’éléphant, la tortue, le crocodile", s’encourageait-il. Il se délova enfin de la folle étreinte et noua Ménatrem en Ouroboros, ce serpent qui se mord la queue en solitaire union sexuelle.
Dans ce cercle, Ménatrem fit pousser une membrane, un hymen, elle ne fut plus qu’un hymen géant qui boucha l’horizon, l’étoile du berger puis le soleil. Si cela durait, nul ne pourrait plus se repérer dans les temps à venir ni dans les temps passés. La lutte dura encore tant que la faune et la flore commencèrent à périr, les animaux nocturnes pullulèrent et ceux du jour succombèrent; la terre boita.
Alors Senghor s’empara de la plus grande pierre possible, la roula contre son corps où elle prit son odeur et la jeta au travers du serpent membrané. La pierre immense provoqua un trou dans l’Ouroboros-hymen et le Grand Lamido put de nouveau voir l’étoile du berger.
L’enfer terrestre cessa. La femme ophidienne se décomposa, refit ses vies à l’envers, redevint scorpion, clitoris, termite, puis sorcière, l’esprit nkità la quitta, femme, enfant, puis rien... retournée à la grande masse informe des possibles, pas tout à fait morte mais plus ici. Ne restait qu’un cadavre.
L’air redevint calme, dénué de toute apparition. Le temps était rendu à sa transparence. Le monde retrouva sa normalité. Les animaux sortirent d’un étonnant silence où la peur les avait terrés. Les sangliers se chamaillèrent de nouveau, les buffles bougonnèrent en faisant des embardées dans des bancs de sable, des cerfs et des zèbres racontèrent des histoires de longue marche.
Dans les villages, les nègres, effrayés de l’éclipse signe de la mort de leur Dieu, respirèrent tout autant quand la lumière revint. Le vent se remplit de nouveau de l’odeur du mil. Leur Dieu charnel et grossier avait vaincu et surmonté cette première étape annoncée. Les femmes youyoutèrent de joie.

La légende narre que Senghor employa trois jours et trois nuits pleines pour dévorer le corps de Ménatrem, tant celle-ci était gorgée de maléfices. Il la dévora des pieds à la tête récupérant même le wizougoré excisé, il fallait ne rien perdre pour acquérir la totalité de sa ruse et de sa puissance, sa longévité et sa science des transformations. C’est depuis ce temps qu’il fut gros de ses métonymiques possibilités, qu’il pût à son tour devenir caïman, caribou ou petite punaise.