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Des balles pourraient me traverser, un serpent pourrait me mordre et son venin circuler sans matteindre. Tous ces maux ne traversent que du vide car je suis ailleurs, dans le cosmique, dans une zone dénuée de perturbations où lêtre touche au néant. Effort de concentration... se dompter... surmonter les apparences...
Ipercu se saisit de la plus longue épine quil trouva, oblongue écharde monstrueuse et, dun geste à la lenteur mesurée, souleva de son autre main une de ses paupières à laide de lindex et du majeur tandis que la première faisait pénétrer lépine en plein centre de lil.
Amégali avait envie de vomir. Pourquoi exercer de telles horreurs? Quel héroïsme était-ce là? Jamais lhomme ne lui avait paru si vain et si vils les conquérants.
Quand lépine toucha la cornée du sadhou, il ny eut pas la moindre résistance; elle poursuivit son chemin avec la même indescriptible lenteur jusquau cristallin puis dans lhumeur vitrée.
Derrière le crâne dIpercu, le dard sortait sans que sa tête transpercée ne tressaillît. Le cénobite semblait momifié, le temps avait perdu tout rythme, mais sétait chargé de dégoût. La main reprit une course inverse, retraversant le tunnel du cerveau. Quand la spinule quitta le crâne et quIpercu reprit ses esprits, il sourit béatement.
- Vois, aucune goutte de sang nest apparue.
Il montra sa peau intacte, sans cicatrice, sans le moindre point rouge.
- Fais un acte semblable au mien et tu auras la vie sauve.
Ipercu dissimulait mal son orgueil.
La presque enfant à oreilles de fennec se sentit la poitrine chahutante, ses pieds tanguaient sur le ponton dune hostile frégate. Elle attendit que la cataracte de son cur baisse dun ton avant dentrer dans la lice du défi.
Dabord elle ôta sa robe devant le fakir nu à lexception dun pagne. Il avait voulu voir et bien il verrait; sa peau deviendrait le champ de bataille visible avec ses collines, ses vallées, et les hommes concupiscents cherchant à y planter leur minaret. Lheure nétait plus à la honte ni à la pudeur, mais à lefficacité. Cette nudité face à lhomme était similaire aux racines qui poussent à dix mètres sous terre pour trouver leau nécessaire. La survie venait en sétendant.
Ipercu contemplait les côtes dAmégali dardant comme des sabres orgueilleux, son nez petit mais glorieux comme la tour du Liban qui regarde du côté de Damas. La jonction de ses cuisses réinventait le delta de la Vistule, la courbe de ses hanches dessinait un violon.
Amégali sapprocha des cactus; son corps ne tremblait plus. Ne pouvait-elle faire autant, devenir asouf comme il se faisait aharana?
À peine saisit-elle la première plante quune écharde pénétra dans son index, faisant éclore une perle de sang, un rubis solitaire.
Ipercu sourit.
- Nous ne sommes pas fait de la même eau, Amégali. Tu ne saurais être asouf comme je suis aharana. Seul ton esprit entre dans ta clarté, mais ton corps ne suit pas, ne voyage pas, ne change pas la densité de sa matière. Te rappelles-tu lhistoire du barattage de la mer de lait? Jen suis le fruit. Ta culture explique lhomme par la métaphore du potier qui tourne largile quand la mienne léclaire par celle du laitier. Je suis de cette crème créée par le mouvement giratoire du baratton dans le lait, de cet air ajouté. Ma matière nest pas solide mais vibratoire quand la tienne a besoin dun souffle extérieur pour quà largile la vie soit insufflée. Tu es le pot, je suis le lait, lépine traverse sans dommage le lait, mais pas le pot.
Amégali douta. Ses mots étaient-ils vrais ou seulement hauteur ajoutée au tout petit fakir? Perdait-elle de nêtre pas dessence égale? Aurait-elle dû faire un pèlerinage au Gange, sêtre baignée, avoir plongé à moitié habillée dans leau tourbillonnante et être ressortie le sâri ruisselant, adhérant à la peau, avoir médité à lombre des grands parasols de paille, sêtre fait raser les cheveux, avoir dessiné sur son corps les signes sacrés, avoir fait halte au rouge temple des singes?
Tandis quelle doutait, le cénobite approcha, constata le mal carmin.
Elle navait pas peur, se trouvait hors delle, extérieure à laction.
Le sadhou voulut se saisir de la main blessée pour y déposer un onguent mais sitôt leffleura-t-il que cinq piqûres apparurent à lextrémité de ses doigts. Il poussa un cri de douleur autant que détonnement.
De colère, il voulut poser sa deuxième main sur un des seins de cette fille issue du limon sahraoui afin de bafouer son audace, de rabaisser son caquet. Un brasier pétilla en lui, un bien-être absolu, un très bref enivrement de jouissance qui bascula dans latrocité dune douleur suprême. Il retira sa main couverte de sang, comme dévorée par des piranhas.
Sur le sein dAmégali, le sang du fakir déparait. Elle lessuya dun pan détoffe, sans dédain ni répulsion, avec la minutie dune obsessionnelle qui repositionne en bon ordre les éléments du monde.
À cet instant, la peur davoir frôlé de si près la défaite lui sauta à la gorge. Lépique fanfaronnade écurante de lil percé rejaillit, toute cette frayeur incontrôlée lui fit hausser la voix et cracher des serpents.
- Nas-tu pas su voir où se nichaient réellement les cactus, Ipercu? Cest toujours sur son désir propre que lon sempale! Des cactus cest moi la Reine, aucunement lastrophytum à côtes en spirales, le cotylédon à bords festonnés, où lagave à rosette épineuse!
Sa figure se distordait. La peur rétrospective tirait le jus de ses mots.
- Donne-moi une épine!
Ipercu plongea sa main dans un mamillaire densément épineux, et arracha la plus grande de ses épines. Les autres spinules rentraient dans sa chair mais, quand il ressortit son membre, il nen avait aucune trace. Il lui tendit le brandon, quelle serra bien fort dans sa main.
- Prends donc maintenant ma main qui tient ce poignard dont tu ris et enfonce-là dans ton cur. Nous verrons si tu sais si bien dompter les choses!
Elle tendait son bras en petit cimeterre de combat.
Ipercu toucha à peine la berbère quaussitôt ses doigts saignèrent. Elle nétait que dard, un dard immensément lisse, mais dont chaque millimètre était épineux.
Il effleura la paume aux doigts recroquevillés sur le dard, caressa le moelleux du gras du pouce puis le dedans du poignet puis le dedans du coude puis sous laisselle si intime dêtre moite, y glissa un index. Il regarda son doigt, mais ny vit que lhumidité de son sang. Plus il avançait, plus il devenait charpie mais tant pis, il nen avait cure, avançait, désirait la toucher encore un peu plus haut, un peu plus nue, plus chaud, plus oh! là où le désir marmite, où le délire bourdonne à petits chardons.
Il se rapprochait, abordait Amégali à pas lents, retardait le moment ultime de la jonction où il lenlacerait, comblerait sa vengeance en létouffant dans la plus ardente passion, se ferait boa constrictor, son dernier anneau, son dernier baiser.
Elle sentait des effluves doranges et de citrons, dans son crâne surmonté de son chignon dascète montait lonctueux de sucreries fondantes, des volutes de chanvre indien, de la cardamome blanche.
Les cinq têtes revenaient. Il ny pouvait rien et se retrouvait de nouveau têticulaire. Ça ne lui importait plus. Huit yeux sur elle et toujours deux au Ciel!
Ses doigts cajoleurs étaient déchirés. Il avança encore dun pas et lépine au bout des doigts entra dans son thorax. Il saignait, sa peau ne soffrait plus au dard, mais résistait. Il forçait mais avançait, entrait dans le dur mais doux tunnel bouché où, aveugle, on veut aller même si on sy casse la tête. On se rompt les cervicales mais on y va on y va, on pousse et on va, ça rentre et on va, les cris doutre-tombe entendus sont mêlés aux siens mais on va...
Le poignet caressé avait une douceur de pèche, un pas... se pencher davantage et lui caresser la joue... il blasphémait en la regardant avec des yeux dadorateur. Plus proche encore, la main de la fille dévorait sa poitrine, il pressa les doigts recroquevillés contre lui et létreinte en vint au point dexcès quand le dard toucha au cur et le transperça comme la flèche de Cupidon. Lépine, pénétrant au profond dIpercu, dégagea une odeur nauséabonde. Il revint à lesprit dAmégali une phrase de Ma Anandamayi quil avait citée hier au camp "une mare pleine dimmondices dégage son odeur la plus agressive au moment où on la récure".
Le sang de lermite lui dégoulinait jusquaux pieds. Lhorizon ne se situait plus entre les dunes mais entre les hanches dAmégali auxquelles il saccrochait désespérément. Son cur transpercé saignait. Quelle boucherie, pourtant il ne cédait pas! Rien ne lui importait plus quatteindre la naissance de lépaule près du deuxième sein, le premier ne suffit jamais, il est une sucrerie fondante qui appelle la seconde, il lui fallait cette autre friandise de la devatà et plus il avançait plus le dard transperçait.
Il latteint, la toucha, toucha ce deuxième sein. Ses quatre bouches inférieures gémissaient. De ses mouvements lents, il tirait un plaisir et une douleur suraigus sans quil sût lequel des deux lui faisait le plus mal, ou leur cumul. La mort valait bien quil se blottît un instant contre ce pigeon palpitant. Ipercu nagea dans le bonheur sans savoir quil se baignait déjà dans le Styx.
Amégali dégagea delle la carcasse morte du sadhou à cinq têtes. Yaksha contre devatà, la devatà avait gagné.
Elle jeta alors lépine du mamillaria conservée entre ses doigts.
Seule maintenant dans le désert, elle pouvait se dire toute, mais toute cétait trop. Celle-qui-jamais-ne-se-disait-Je nen demandait pas tant. Chacune des morts dermite lui laissait un goût de défaite; elle était de celles qui ont la sagesse de se méfier de leurs victoires.
Le repos, enfin, mais dabord se laver les mains. Elle les frotta longtemps dans le sable qui purifie tout.
Ipercu avait raison daffirmer quelle nétait pas de lessence des trois ermites. Tous uvraient dans le monde de la parole tandis quelle nen restait quau Vestibule, ulam, de la racine hébraïque ilem, le mutisme, le silence... Le Vestibule était linstant de lentrée, le plus beau, là où ça brille. Après, quand la parole est là, elle ne dénoue rien, au contraire, fait des nuds.
Elle se sentait fatiguée. Le silence revenu ne lui semblait pas vide mais chaos cacophonique, magma du souffle vivant. Les trois ermites trahissaient le désert, qui nappartenait à personne, en prétendant en avoir conquis des espaces. Il ny avait pas de conquête qui ne soit usurpation. Tous voulaient poser un Je dans le Tout, ce Je jamais immortel mais érodé par le vent. Seule elle, qui subsistait, navait pas besoin de se dire Je.
Je, je, je... chacun en remplissait son panier. Acalban, Maître des Mirages, était mort davoir eu peur de lombre de son Je. Gammadia Le Bâtisseur, nérigeait que par son nom, quon le pervertît un peu et son empire sécroulait enfin Ipercu, ce Maître Hypocrite, sétait trompé toute sa vie sur lui-même. Bien que priant beaucoup, il navait jamais goûté à la petite lime de délivrance qui scie le premier barreau de sa prison.
Bien que fatiguée, elle ne sarrêtait plus de penser.
"Un, deux, trois, nous irons aux bois, quatre, cinq, six, cueillir des cerises" serinait une comptine.
Un, elle, née une, sans père, sans repère, deux, deux mères, la fennec et la chamelle, trois les mirages en trois dimensions dAcalban, quatre le chiffre fétiche de Gammadia, lélaboration de sa grande structure à partir du quatre de la lettre gamma, cinq, les têtes de lHypocrite Ipercu, quatre pour les points cardinaux de ses fesses et de ses seins et la cinquième vers les cieux... six?
Six... quoi donc? Elle navait pas encore rencontré Palmyre aux six doigts, ne savait plus rien de son destin, et sendormit protégée par les quarante sloughis.
Son seul péché était de vouloir exister non en soi mais dans les yeux des lézards, dans leurs écailles dorées sous le soleil, dans les naseaux et la crinière des chevaux, dans les cocotiers lointains aux lourds fruits pendus aux branches, dans les puits rares à gorge profonde, dans les bosses des chamelles, dans le sillon des fennecs, dans les couchers de soleil. Elle voulait seulement un peu de place. Sil le fallait, elle prendrait tout, mais au départ elle nen demandait pas tant.
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