- Je t’ai préparé un curry pour te mettre en forme, proposa-t-il.
Un curry au matin? Elle y plongea une lèvre qui aussitôt fut dévorée par mille épines carnivores. Quelle félonie! Le combat était commencé. Elle dédaigna le fourbe présent, se frotta la bouche d’un peu de sève d’arbre à pain et prépara sa chorba, désormais coutumière, composée de semoule, dattes, raisins de Smyrne et arachides selon la recette de Gammadia.
Ipercu, pour se concentrer sur la lutte, avait entrepris des exercices de méditation et de relâchement musculaire. Il passait des bandhas, contractions, aux kumbakas, rétentions du souffle. Il essayait de rendre son attention aharana, pareille à des gouttes d’eau.
Son corps maigre semblait soudain musclé. Il commença à jongler avec les plantes réunies en un jardin invraisemblable, des hylocereus grimpantes, des acanthorhipsalis à tiges segmentées, des mammilarias à touffes en coussinets, des borzicactus densément épineux, des espèces buissonnantes, pubescentes, arborescentes... à cephalium proéminent, à cierges ramifiés à la base ou couvertes de laine blanche dont les touffes atteignaient quinze mètres, des solitaires, des cespiteuses, des cactées lianes et même des épiphytes qui n’avaient plus de contact avec le sol.
Tout amateur de cactées serait tombé à genoux devant ce parc paysager entièrement dévolu aux cactus!
Ipercu s’approcha d’Amégali, se cajolant avec plaisir le corps d’épines vulnérantes comme s’il eût affaire aux caresses de Vénus.
- Vois, ma devatà, j’ai mis des décennies à devenir l’Invulnérable que tu vois. La lumière me traverse sans que mon corps ne fasse obstacle, les épines me transpercent sans jamais me blesser. Je deviens incandescent, dans un état second; toutes les sécrétions de la terre peuvent m’envahir sans que ma peau en souffre.
Des balles pourraient me traverser, un serpent pourrait me mordre et son venin circuler sans m’atteindre. Tous ces maux ne traversent que du vide car je suis ailleurs, dans le cosmique, dans une zone dénuée de perturbations où l’être touche au néant. Effort de concentration... se dompter... surmonter les apparences...
Ipercu se saisit de la plus longue épine qu’il trouva, oblongue écharde monstrueuse et, d’un geste à la lenteur mesurée, souleva de son autre main une de ses paupières à l’aide de l’index et du majeur tandis que la première faisait pénétrer l’épine en plein centre de l’œil.
Amégali avait envie de vomir. Pourquoi exercer de telles horreurs? Quel héroïsme était-ce là? Jamais l’homme ne lui avait paru si vain et si vils les conquérants.
Quand l’épine toucha la cornée du sadhou, il n’y eut pas la moindre résistance; elle poursuivit son chemin avec la même indescriptible lenteur jusqu’au cristallin puis dans l’humeur vitrée.
Derrière le crâne d’Ipercu, le dard sortait sans que sa tête transpercée ne tressaillît. Le cénobite semblait momifié, le temps avait perdu tout rythme, mais s’était chargé de dégoût. La main reprit une course inverse, retraversant le tunnel du cerveau. Quand la spinule quitta le crâne et qu’Ipercu reprit ses esprits, il sourit béatement.
- Vois, aucune goutte de sang n’est apparue.
Il montra sa peau intacte, sans cicatrice, sans le moindre point rouge.
- Fais un acte semblable au mien et tu auras la vie sauve.
Ipercu dissimulait mal son orgueil.
La presque enfant à oreilles de fennec se sentit la poitrine chahutante, ses pieds tanguaient sur le ponton d’une hostile frégate. Elle attendit que la cataracte de son cœur baisse d’un ton avant d’entrer dans la lice du défi.
D’abord elle ôta sa robe devant le fakir nu à l’exception d’un pagne. Il avait voulu voir et bien il verrait; sa peau deviendrait le champ de bataille visible avec ses collines, ses vallées, et les hommes concupiscents cherchant à y planter leur minaret. L’heure n’était plus à la honte ni à la pudeur, mais à l’efficacité. Cette nudité face à l’homme était similaire aux racines qui poussent à dix mètres sous terre pour trouver l’eau nécessaire. La survie venait en s’étendant.

Ipercu contemplait les côtes d’Amégali dardant comme des sabres orgueilleux, son nez petit mais glorieux comme la tour du Liban qui regarde du côté de Damas. La jonction de ses cuisses réinventait le delta de la Vistule, la courbe de ses hanches dessinait un violon.
Amégali s’approcha des cactus; son corps ne tremblait plus. Ne pouvait-elle faire autant, devenir asouf comme il se faisait aharana?
À peine saisit-elle la première plante qu’une écharde pénétra dans son index, faisant éclore une perle de sang, un rubis solitaire.
Ipercu sourit.
- Nous ne sommes pas fait de la même eau, Amégali. Tu ne saurais être asouf comme je suis aharana. Seul ton esprit entre dans ta clarté, mais ton corps ne suit pas, ne voyage pas, ne change pas la densité de sa matière. Te rappelles-tu l’histoire du barattage de la mer de lait? J’en suis le fruit. Ta culture explique l’homme par la métaphore du potier qui tourne l’argile quand la mienne l’éclaire par celle du laitier. Je suis de cette crème créée par le mouvement giratoire du baratton dans le lait, de cet air ajouté. Ma matière n’est pas solide mais vibratoire quand la tienne a besoin d’un souffle extérieur pour qu’à l’argile la vie soit insufflée. Tu es le pot, je suis le lait, l’épine traverse sans dommage le lait, mais pas le pot.
Amégali douta. Ses mots étaient-ils vrais ou seulement hauteur ajoutée au tout petit fakir? Perdait-elle de n’être pas d’essence égale? Aurait-elle dû faire un pèlerinage au Gange, s’être baignée, avoir plongé à moitié habillée dans l’eau tourbillonnante et être ressortie le sâri ruisselant, adhérant à la peau, avoir médité à l’ombre des grands parasols de paille, s’être fait raser les cheveux, avoir dessiné sur son corps les signes sacrés, avoir fait halte au rouge temple des singes?
Tandis qu’elle doutait, le cénobite approcha, constata le mal carmin.
Elle n’avait pas peur, se trouvait hors d’elle, extérieure à l’action.
Le sadhou voulut se saisir de la main blessée pour y déposer un onguent mais sitôt l’effleura-t-il que cinq piqûres apparurent à l’extrémité de ses doigts. Il poussa un cri de douleur autant que d’étonnement.
De colère, il voulut poser sa deuxième main sur un des seins de cette fille issue du limon sahraoui afin de bafouer son audace, de rabaisser son caquet. Un brasier pétilla en lui, un bien-être absolu, un très bref enivrement de jouissance qui bascula dans l’atrocité d’une douleur suprême. Il retira sa main couverte de sang, comme dévorée par des piranhas.

Sur le sein d’Amégali, le sang du fakir déparait. Elle l’essuya d’un pan d’étoffe, sans dédain ni répulsion, avec la minutie d’une obsessionnelle qui repositionne en bon ordre les éléments du monde.
À cet instant, la peur d’avoir frôlé de si près la défaite lui sauta à la gorge. L’épique fanfaronnade écœurante de l’œil percé rejaillit, toute cette frayeur incontrôlée lui fit hausser la voix et cracher des serpents.
- N’as-tu pas su voir où se nichaient réellement les cactus, Ipercu? C’est toujours sur son désir propre que l’on s’empale! Des cactus c’est moi la Reine, aucunement l’astrophytum à côtes en spirales, le cotylédon à bords festonnés, où l’agave à rosette épineuse!
Sa figure se distordait. La peur rétrospective tirait le jus de ses mots.
- Donne-moi une épine!
Ipercu plongea sa main dans un mamillaire densément épineux, et arracha la plus grande de ses épines. Les autres spinules rentraient dans sa chair mais, quand il ressortit son membre, il n’en avait aucune trace. Il lui tendit le brandon, qu’elle serra bien fort dans sa main.
- Prends donc maintenant ma main qui tient ce poignard dont tu ris et enfonce-là dans ton cœur. Nous verrons si tu sais si bien dompter les choses!
Elle tendait son bras en petit cimeterre de combat.
Ipercu toucha à peine la berbère qu’aussitôt ses doigts saignèrent. Elle n’était que dard, un dard immensément lisse, mais dont chaque millimètre était épineux.
Il effleura la paume aux doigts recroquevillés sur le dard, caressa le moelleux du gras du pouce puis le dedans du poignet puis le dedans du coude puis sous l’aisselle si intime d’être moite, y glissa un index. Il regarda son doigt, mais n’y vit que l’humidité de son sang. Plus il avançait, plus il devenait charpie mais tant pis, il n’en avait cure, avançait, désirait la toucher encore un peu plus haut, un peu plus nue, plus chaud, plus oh! là où le désir marmite, où le délire bourdonne à petits chardons.
Il se rapprochait, abordait Amégali à pas lents, retardait le moment ultime de la jonction où il l’enlacerait, comblerait sa vengeance en l’étouffant dans la plus ardente passion, se ferait boa constrictor, son dernier anneau, son dernier baiser.
Elle sentait des effluves d’oranges et de citrons, dans son crâne surmonté de son chignon d’ascète montait l’onctueux de sucreries fondantes, des volutes de chanvre indien, de la cardamome blanche.
Les cinq têtes revenaient. Il n’y pouvait rien et se retrouvait de nouveau têticulaire. Ça ne lui importait plus. Huit yeux sur elle et toujours deux au Ciel!
Ses doigts cajoleurs étaient déchirés. Il avança encore d’un pas et l’épine au bout des doigts entra dans son thorax. Il saignait, sa peau ne s’offrait plus au dard, mais résistait. Il forçait mais avançait, entrait dans le dur mais doux tunnel bouché où, aveugle, on veut aller même si on s’y casse la tête. On se rompt les cervicales mais on y va on y va, on pousse et on va, ça rentre et on va, les cris d’outre-tombe entendus sont mêlés aux siens mais on va...
Le poignet caressé avait une douceur de pèche, un pas... se pencher davantage et lui caresser la joue... il blasphémait en la regardant avec des yeux d’adorateur. Plus proche encore, la main de la fille dévorait sa poitrine, il pressa les doigts recroquevillés contre lui et l’étreinte en vint au point d’excès quand le dard toucha au cœur et le transperça comme la flèche de Cupidon. L’épine, pénétrant au profond d’Ipercu, dégagea une odeur nauséabonde. Il revint à l’esprit d’Amégali une phrase de Ma Anandamayi qu’il avait citée hier au camp "une mare pleine d’immondices dégage son odeur la plus agressive au moment où on la récure".
Le sang de l’ermite lui dégoulinait jusqu’aux pieds. L’horizon ne se situait plus entre les dunes mais entre les hanches d’Amégali auxquelles il s’accrochait désespérément. Son cœur transpercé saignait. Quelle boucherie, pourtant il ne cédait pas! Rien ne lui importait plus qu’atteindre la naissance de l’épaule près du deuxième sein, le premier ne suffit jamais, il est une sucrerie fondante qui appelle la seconde, il lui fallait cette autre friandise de la devatà et plus il avançait plus le dard transperçait.
Il l’atteint, la toucha, toucha ce deuxième sein. Ses quatre bouches inférieures gémissaient. De ses mouvements lents, il tirait un plaisir et une douleur suraigus sans qu’il sût lequel des deux lui faisait le plus mal, ou leur cumul. La mort valait bien qu’il se blottît un instant contre ce pigeon palpitant. Ipercu nagea dans le bonheur sans savoir qu’il se baignait déjà dans le Styx.
Amégali dégagea d’elle la carcasse morte du sadhou à cinq têtes. Yaksha contre devatà, la devatà avait gagné.
Elle jeta alors l’épine du mamillaria conservée entre ses doigts.

Seule maintenant dans le désert, elle pouvait se dire toute, mais toute c’était trop. Celle-qui-jamais-ne-se-disait-Je n’en demandait pas tant. Chacune des morts d’ermite lui laissait un goût de défaite; elle était de celles qui ont la sagesse de se méfier de leurs victoires.
Le repos, enfin, mais d’abord se laver les mains. Elle les frotta longtemps dans le sable qui purifie tout.
Ipercu avait raison d’affirmer qu’elle n’était pas de l’essence des trois ermites. Tous œuvraient dans le monde de la parole tandis qu’elle n’en restait qu’au Vestibule, ulam, de la racine hébraïque ilem, le mutisme, le silence... Le Vestibule était l’instant de l’entrée, le plus beau, là où ça brille. Après, quand la parole est là, elle ne dénoue rien, au contraire, fait des nœuds.
Elle se sentait fatiguée. Le silence revenu ne lui semblait pas vide mais chaos cacophonique, magma du souffle vivant. Les trois ermites trahissaient le désert, qui n’appartenait à personne, en prétendant en avoir conquis des espaces. Il n’y avait pas de conquête qui ne soit usurpation. Tous voulaient poser un Je dans le Tout, ce Je jamais immortel mais érodé par le vent. Seule elle, qui subsistait, n’avait pas besoin de se dire Je.
Je, je, je... chacun en remplissait son panier. Acalban, Maître des Mirages, était mort d’avoir eu peur de l’ombre de son Je. Gammadia Le Bâtisseur, n’érigeait que par son nom, qu’on le pervertît un peu et son empire s’écroulait enfin Ipercu, ce Maître Hypocrite, s’était trompé toute sa vie sur lui-même. Bien que priant beaucoup, il n’avait jamais goûté à la petite lime de délivrance qui scie le premier barreau de sa prison.
Bien que fatiguée, elle ne s’arrêtait plus de penser.
"Un, deux, trois, nous irons aux bois, quatre, cinq, six, cueillir des cerises" serinait une comptine.
Un, elle, née une, sans père, sans repère, deux, deux mères, la fennec et la chamelle, trois les mirages en trois dimensions d’Acalban, quatre le chiffre fétiche de Gammadia, l’élaboration de sa grande structure à partir du quatre de la lettre gamma, cinq, les têtes de l’Hypocrite Ipercu, quatre pour les points cardinaux de ses fesses et de ses seins et la cinquième vers les cieux... six?
Six... quoi donc? Elle n’avait pas encore rencontré Palmyre aux six doigts, ne savait plus rien de son destin, et s’endormit protégée par les quarante sloughis.
Son seul péché était de vouloir exister non en soi mais dans les yeux des lézards, dans leurs écailles dorées sous le soleil, dans les naseaux et la crinière des chevaux, dans les cocotiers lointains aux lourds fruits pendus aux branches, dans les puits rares à gorge profonde, dans les bosses des chamelles, dans le sillon des fennecs, dans les couchers de soleil. Elle voulait seulement un peu de place. S’il le fallait, elle prendrait tout, mais au départ elle n’en demandait pas tant.