Telles des armes, il portait aux flancs équerre et compas. Ces instruments n’avaient jamais existé dans le grand Sahara, mais elle les connaissait par les descriptions de voyage de sa mère chamelle. "Au loin, et depuis l’Antiquité, des hommes ont bâti des villes à partir des carrés et des ronds qui contiennent les carrés. Ils ont utilisé l’équerre, croisée de deux lignes formant un angle droit, et le compas qui permet de tracer des cercles parfaits. On les trouve autant en Occident qu’en Orient. Cette équerre et ce compas sont la Terre et le Ciel, ils représentent les bonnes mœurs, le bon ordre pour l’occidental, et le Kouei-kin pour les Chinois, l’espace et le temps."
L’homme, né du sable en derviche tel Mevlana D’jellal ed’din Rùmi, fondateur de cette confrérie, ne bougeait plus.
- As-salam âlaykum! la salua-t-il au bout d’un moment.
Elle répondit comme elle le devait.
- laykumus’salam!

Les yeux, sous le crâne fendu de la natte, observaient la berbère si peu surprise. Quelle force! Il s’en voulait d’avoir parlé le premier, d’être le plus palpitant. Il ne s’attendait pas à une telle perfection, terme plus juste que beauté. Des vers chinois lui revinrent à l’esprit:

À l’aube, elle n’était qu’une fille au bord du Youeh-Tchi
Le soir, elle devenait une reine du royaume de Wou.

Elle lui paraissait si bien faite, si splendide mécanique, si "kâmil", ce vers parfait, mètre de la poésie arabe, que même un eunuque aurait désiré l’oindre d’huile de tapir et lui chausser et déchausser les pieds.
Amégali se laissait regarder, apprenant à connaître l’adversaire en décryptant des signes sur et sous le tablier de peau qui recouvrait le corps tanné par le soleil.
Leurs silences, de retour après la formule de salutation, fusionnaient, chauffèrent à rouge puis à blanc. Les regards se nouaient sans savoir comment s’agripper, oscillaient dans une ronde de sumotoris. Dans ce jeu de force qui consiste à jeter l’autre hors du cercle sacré, ce fut le derviche au tablier de peau qui craqua de nouveau le premier.
- Jeune femme, sais-tu qui tu as devant toi?
- Un homme.
Le derviche fut blessé.
- Mais non! Bien plus! Je suis l’ermite Gammadia, Prince des Bâtisseurs, dit aussi Le Maçon. Tu es entré dans mon domaine de Quarponéda, placé sous le chiffre quatre, de l’universalité. N’as-tu pas vu s’inscrire mon sceau sous les pattes d’arax de ton cheval? Tu n’aurais jamais dû violer mon territoire. Tu risques ta vie. Que n’as-tu sauté ton quarantième jour de voyage pour passer directement du trente-neuvième au quarante et unième! Ce sceau aurait dû être pour toi ce squelette d’une tête de bétail qui, jadis, marquait le territoire des indiens.
Déjà deux hommes rencontrés, deux ermites dont les mots mâchés comme des muscles se ressemblaient. Le discours masculin était-il toujours aussi répétitif?
- Je ne cherchais pas à violer ton territoire, Ô Gammadia, Plus-que-l’homme, Prince des Bâtisseurs, Maître du quatre. Je vais car ma mère m’a dit "va", je visite pour connaître le monde, et en même temps me trouver.
- Tssss, tsssss... il faut du temps, il faut du temps...
- Ô "rabb", Ô Maître, tu me parles de sauter le jour quarante de mon voyage, mais comment aurais-je fait?

Le maçon afficha un rictus hautain.
- Il existe plusieurs manières; l’une serait de ne pas considérer les jours comme une suite industrielle mais comme une construction d’artisan qui a conçu des passerelles entre eux; une autre serait de passer par un trou noir, ces espaces à la densité si intense que l’espace incurve le temps.
- Que tu sembles savoir... mais de quel cosmos parles-tu, de quel champ gravitationnel? Je n’ai jamais entendu parler de tels trous noirs mais ce terme ne m’est pas inconnu. Ma mère chamelle m’a dit un jour que la femme était le plus grand des trous noirs. Cela a-t-il rapport?
Gammadia ne répondit pas. Cette femme était-elle simple ou faisait-elle la bête?
Ces discours importaient peu. Ils étaient le prélude à une lutte inéluctable. Même si elle l’avait pu, Amégali n’aurait pas sauté le quarantième jour car cette rencontre était un des buts de son voyage. Maintenant elle était là. Chacun était le Réel de l’autre, ne pouvait pas ne pas être là.
Ils recroisèrent le fer des regards. Gammadia aurait voulu que la berbère sourît, mais elle restait de glace. Le vent, faisant trembler le léger sarouel sur des formes très légèrement enrobées malgré leur finesse. Ce corps n’abritait pas des aspérités de silex.
La berbère ne souriait pas. Cette absence de sourire était un couperet pour le Maçon, les lèvres minces étaient aiguisées comme les deux tranchants d’un fil d’épée.
Quelle dureté! Ce fil d’épée se rapportait-il à la justice? Séparait-il le bien du mal? Frappait-il le coupable? Partait-il dans quelque guerre sainte? Était-il celui de l’Apocalypse dont l’épée à double tranchant sortait de la bouche du Verbe?

Il craignit les lèvres pincées, cette si belle épée de feu telles celles que les Anges portent aux flancs. La guillotine de ce non sourire survolait son cou. Il en restait glacé. Il n’osait bouger. À l’Âge de Barbarie, les épées à double tranchant se nommaient estramaçons. Lui, Le Maçon, périrait-il par cet estramaçon?
Il regorgea toutes ces fantaisies et s’affirma.
- Moi, Gammadia, Bâtisseur de Cité de Sable, je te défie! Nous bâtirons deux constructions. La plus belle, la plus haute, l’emportera. Si tu gagnes tu prendras ma place, si tu perds je te tuerai. Ton chemin s’arrêtera sur le chiffre quatre, car demain tu atteindras tes seize ans qui sont quatre fois le quatre.
- En effet Gammadia, mais je ne désire pas ta place. Ma mère, dans ses légendes, m’a dit "que fera l’homme qui succédera au roi? Ce qu’on a déjà fait." Et ça ne m’intéresse pas.
- Pauvre petite! Qui parle d’intérêt! Il s’agit seulement de sauver ta vie!
D’un souffle, Le Bâtisseur fit naître quatre dattiers autour d’un abreuvoir. Ce signe scellait le combat.

Quand Amégali se réveilla le lendemain, elle s’aperçut que le derviche ceint d’équerre et de compas avait effacé des centaines d’hectares de dunes. Un quadrilatère de sable entièrement plan formait la lice. Un miroir convexe le surplombait quatre cents mètres plus haut afin que l’on puisse saisir du regard les quatre bords de l’arène. Sur chacun, Amégali lut une lettre, G, M, M, D.
À l’extrémité de chaque point s’étendaient quatre mers, se levaient quatre soleils.
- A-t-on besoin de tant d’espace, Gammadia?
- Je crains que tu n’entrevoies pas le millième de mon pouvoir, Amégali. S’il est un géant, tu n’en vois pas l’orteil!
- Bien.
Ne pas répondre à la provocation. Ne pas titiller l’orgueil du Maçon.
- Que signifient ces quatre lettres? Ce ne sont pas celles des points cardinaux.
- Non, ce sont les miennes. Mon nom, même s’il se prononce Gammadia, s’écrit sans voyelle, G M M D, comme les Hébreux nommaient leur Dieu Yavéh, Y H V H.
Cet espace est composé sur le nombre sacré du Veda, et le combat se divisera en ses quatre parties, Hymnes, Charmes, Liturgies, Spéculations.
L’anachorète prit une demi-journée pour lui expliquer la complexité du Véda et de ses parties. Amégali écoutait avec attention; elle aimait apprendre.
- Il n’y aura nul témoin, nous lutterons à quatre yeux.
Le Maçon pressa une mézouia, cette outre en peau de chèvre, et du lait de brebis à quatre pis jaillit dans un récipient en bois de palmier. Il y mêla une once de semoule, quatre dattes, huit raisins de Smyrne et seize arachides, attendit que les quatre éléments se marient et les saupoudra de sucre de canne, et d’un soupçon de cannelle et de gingembre pour parfumer cette chorba.
Amégali plongea les lèvres dans la soupe épaisse et s’en régala. La mixture sentait bon la chamelle et les îles lointaines. Elle en redemanda.
Elle n’eut pas le temps de finir son bol qu’elle entendit, aux quatre coins de la lice, des hérauts souffler dans des cuivres royaux.
- Belle enfant fennec, le temps du combat est venu!
Les trompettes résonnèrent si loin et si fort que des gazelles, renards et impalas crurent un instant au retour des Anges.
- Amégali, tu sauras que je suis l’Unique, non le Un mais le Tout fondé sur le quatre de l’universalité.
Tous les hommes voulaient être l’Unique! Quelle prétention! D’abord Acalban, le presque tout un sauf le deux de bras, et maintenant Gammadia, le Bâtisseur.
- Je te rappelle la règle. Si tu ériges plus grand et plus haut que moi, tu vivras. Sinon, tu périras.
- Qui jugera de l’œuvre?
L’ermite au tablier blanc sourit.
- Je pense qu’il sera facile de juger. Désires-tu commencer?
Elle n’aurait pas su comment, n’ayant encore rien construit. Même sa demeure, sa zériba, avait été construite par la chamelle.
- Non, bâtis en premier, j’apprendrai en te voyant.
- Comme tu le désires.
Les hérauts invisibles firent de nouveau sonner leurs cornes de cuivre.
L’anachorète débuta par un premier petit patio carré aux murs hauts de quatre mètres; il le prolongea d’une muraille de quatre cents puis entama un second patio dont la surface était le carré de la première, puis un troisième du carré du carré, enfin un dernier du carré de la surface du dernier, soit du carré du carré du carré. Même s’il elle ne voyait pas l’extrémité de cette première vague de travaux effectués à mains nues, à toute allure, le Maçon vérifiant à peine de l’équerre et du compas, elle découvrait la scène sur le miroir convexe perché à quatre cents mètres.
Gammadia, ou G M M D, si l’on ne retenait que les consonnes comme les Hébreux, donna à chaque patio la forme d’une pagode, croissant au prorata de leur superficie au sol. Le toit de la première était en pointe et composé de huit pans, le toit de la seconde de soixante-quatre, celui de la troisième de quatre-mille-quatre-vingt-seize, et celui de la dernière de seize millions-sept-cent-soixante-dix-sept-mille-deux-cent-seize pans. Tout comme les sols, chaque toit de pagode élevait son nombre de pans au carré.
Bien qu’elle n’en laissât rien paraître, Amégali était ahurie de cette dextérité inventive.
Quand Le Maçon termina son gros œuvre, il conçut des enchevêtrements de chemins en forme de quatre équerres accolées en leur centre, ce que l’on nomme svastika ou croix cramponnée, pattée ou gammée c’est selon. Ces équerres ressemblaient à la lettre grecque majuscule Gamma, début du nom de Gammadia. Un fil à plomb était dessiné à la jonction de ce svastika, qui en sanscrit signifie bonne fortune. Chaque équerre composait un chemin odoriférant différent. Un puits de fragrances intenses était creusé à leur réunion, au point exact de la boule de plomb du fil dessiné. Le vent, qui commentait l’action du Maçon, affirmait que le passant qui aurait eu le malheur d’y respirer deviendrait fou. Autour des quatre grandes avenues des équerres, il multiplia des recoins qui, entre rues, places et venelles, formaient des labyrinthes.
Gammadia ne soupira pas une fois durant son colossal labeur. Amégali, bien que réprimant ses étonnements, était emportée par le souffle épique du génial bâtisseur qui, de ses mains pelles et de son thorax bulldozer, déplaçait des montagnes de sable, donnait forme à son chef-d’œuvre, façonnant des colonnes de grès par l’empreinte de ses doigts. Il fignolait maintenant les détails, ourlait les fenêtres en losanges, composait des dalles en croix. Dans des ères de labyrinthes, de minuscules autres svastikas, en symboles polaires indiquant les quatre positions de la Grande Ourse, évitaient à l’éventuel passant de se perdre définitivement.
Douze quartiers, tous différents, divisaient l’ensemble. Dans chacun, un édifice sacré d’inspiration cistercienne, à chevets plats, flanqués de quatre chapelles carrées, attendait le chaland religieux. Si le toit reconnaissait l’unicité de Dieu, les quatre piliers représentaient l’un la prière rituelle, calât, le second l’impôt, zakât, le troisième le jeûne annuel, cawn, et le dernier le pèlerinage, hajj.
À partir d’une simplicité de forme, la construction dégénérait en une incroyable complexité de structures et de sens. Tout était évident mais impénétrable si l’on voulait atteindre la totalité ou l’extrémité. Entre Chrétienté et Islam, l’œcuménisme régnait; le seul Dieu était l’architecture elle-même, auquel les religions se soumettaient, et non l’inverse.
L’inquiétude de la défaite battait dans le corps de la femme.
Superbe et rutilant, Gammadia s’arrêta enfin et se délecta de sa construction née du sable, comme ressuscitée de cendres.

Amégali, qui pourtant n’avait pas l’extase facile, pinçait ses lèvres de saisissement.
- Tu peux y pénétrer, l’autorisa Gammadia. Tu as compris beaucoup en regardant, mais tu n’as rien vu.
La berbère de tout juste seize ans avança au seuil de la bâtisse. Elle ne savait pas par laquelle des quatre portes entrer. L’air soufflait dans l’une, le feu brûlait dans la seconde, l’eau coulait dans la troisième et la terre bouchait la quatrième. Quels en étaient les sens?
- Va et tu sauras, répondit Gammadia. Le sens apparaîtra à chacun de tes pas.
Ainsi franchit-elle simplement d’un pas chaque seuil et elle comprit. Dans la première porte, celle de l’air, on pouvait se perdre dans le vide, le feu de la deuxième incarnait la peur de franchir le seuil initiatique, l’eau de la troisième ouvrait la connaissance mystique et la terre de la quatrième rejoignait la densité de Dieu. Chacune portait un nom, Sheriat, Tarikat, Hak et enfin Hakikat.
Elle entra finalement par Sheriat, la première porte où soufflait l’air. Elle n’arrivait pas à voir la taille réelle de la construction, ses yeux échouaient comme à vouloir mesurer l’océan avec une coque de noix pour étalon. La première avenue était carrelée des sceaux déjà aperçus sur le sable de Quarponéda, ces ronds incrustés d’un carré lui-même empli d’une croix dans ses diagonales. Dans chacun des quatre interstices, entre un pan de croix et un côté du carré, était gravée une lettre, G, puis M, M, et D. Ce sceau joignait-il des réalités invisibles? Mobilisait-il des puissances occultes?
Amégali s’enhardit à pénétrer plus avant. Apprendre la fortifiait. La cité de sable était conçue selon quatre unités, le jour, la nuit, la lune et l’année; il fallait un jour pour parcourir la première pagode, au moins une nuit pour la seconde en pressant le pas, un cycle de lune pour la troisième et une année entière pour la dernière. On y pénétrait enfant, on y perdait sa jeunesse jusqu’à la maturité et l’on en ressortait vieillard.
Amégali ne visiterait pas tout. Elle engagerait un peu de sa jeunesse, mais ne voulait pas aller plus loin. Elle avait quitté la première avenue dallée de sceaux pour en suivre une en forme de svastika. Au détour d’une équerre, le bâtiment se peupla, devint la Terre Mère quadruple qui contient. Elle eut l’impression que le corps de l’ermite s’ouvrait sur un monde habité. Le sens tourna, comme si, dans un jeu composé de carrés et d’un espace vide, quelqu’un avait changé l’ordre des cases. La première des pagodes, la plus petite, devenait la chambre du roi. La seconde, de soixante-quatre pans, regroupait les concubines. La troisième, de quatre mille quatre-vingt-seize, logeait les serviteurs, et la dernière de seize millions-sept-cent-soixante-dix-sept-mille-deux-cent-seize linteaux, contenait toute l’armée. Chacun avait son carré, sa fenêtre carrée, et les salles collectives se fendaient d’ouvertures octogonales.
Les quatre portes d’entrée, d’air, de feu, d’eau et de terre, n’étaient plus quatre mais quatre-vint-quatre mille, tel le nombre des portes d’entrée du bouddhisme. La sagesse unique de l’ermite se perdait chez ses sujets divisés par huit préoccupations mondaines, gain et perte, plaisir et douleur, critique et louange, gloire et opprobre.
Tout se mit en marche. Les sceaux et les svastikas tournaient sur eux-mêmes comme autour de l’axe d’un compas. Fascinée et troublée par ce monde statique et en marche, dont elle devenait le centre bien que lui étant extérieure, Amégali se sentit involutée, retournée comme un gant. Le vertige remplaçait la volupté à vouloir observer tout l’ouvrage. Elle avait avidement cherché à saisir formes et sens mêlés, mais ne pouvait plus suivre. Elle se sentait bue jusqu’à la lie, jusqu’à l’ultime goutte.
Sans s’en apercevoir, elle ressortit par Tarikat, la seconde porte, celle de feu augurant le seuil initiatique. Elle s’observa. En très peu de temps, elle avait perdu de sa jeunesse et approchait de la ligne de maturité. Que l’on vieillissait vite dans cette bâtisse seulement effleurée!
Les luttes la vieillissaient mais, désormais sans mère, elle ne pouvait pas se les épargner si elle désirait vivre.
- Que penses-tu de ce que tu as vu?
- J’avoue ma stupéfaction! Tu as sans doute mis le Tout dans cette œuvre. Et en moins d’une heure! J’ai mis plus de temps à n’en visiter que le seuil.
- Oui. J’aurais pu aller plus vite, mais j’ai cherché à te rendre accessible tous les détails. Tu m’as inspiré. Je reconnais n’avoir jamais fait aussi bien. J’ai la vanité de croire que j’ai approché la densité de Dieu qui se trouve derrière Hakikat, la quatrième et ultime porte. Bien, à ton tour de créer. Comme tu as moins d’expérience, je t’offrirai quatre fois plus de temps. Allez, érige des murs à la hauteur de tes souhaits.
Gammadia claqua des mains et, à l’opposé, dégagea un nouvel espace immense.
Les invisibles hérauts sonnèrent dans leurs clairons, et le Bâtisseur retourna un grand sablier de quatre heures.

Le temps était presque écoulé et Amégali n’était arrivée à rien. Ses doigts graciles étaient boursouflés, gonflés, et commençaient à suinter un liquide putride. Les grains la trahissaient, devenaient oiseaux affamés dévoreurs de sa peau puis tisons enfanteurs de pus qui lui mettaient les doigts en cloque.
Déjà le soleil mettait en place sa couche.
Stupidement, la berbère avait cherché à construire avec les mêmes armes que son adversaire. Troublée par sa vision, donc déjà hors d’elle, perdante, elle s’était laissé envahir par la prétention. Pour se donner contenance, d’un trait juvénile qu’elle se promettait d’être le dernier, si elle survivait, elle avait levé le menton.
- Je ferai mieux Gammadia, non plus grand, plus haut, plus immense, mais autrement. Je transformerai l’opaque du sable en verrerie translucide, il passera du domaine des Ténèbres à celui de la Lumière.
- Va! Fais!
Dans son nouveau savoir, qui n’était qu’ignorance, elle chercha à reprendre l’arithmétique du quatre, chiffre fétiche de Gammadia, pour le décliner en douze, nombre de l’élection, ce produit des quatre points cardinaux multipliés par les trois plans du monde. L’arbre de vie ne portait-il pas douze fruits, les prêtres douze joyaux, le Messie des Chrétiens ne s’entoura-t-il pas de douze disciples? La Jérusalem céleste de l’Apocalypse s’asseyait de même sur douze portes marquées du nom des tribus, et formait un cube de douze mille stades de côté. Sa mère lui avait raconté tout cela.
Elle s’efforça d’ériger cette cité prévue pour contenir cent quarante-quatre mille fidèles! Dans sa fièvre, elle n’arrêtait plus de décliner ce douze, revenait au Livre qui décrivait que les assises des douze remparts de Jérusalem étaient de pierres précieuses. De là venait sa volonté de transmuer le sable en lentilles translucides. La première de ses assises, de cent quarante-quatre coudées, se composait de jaspe, la seconde de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d’émeraude, la cinquième de sardoine, la sixième de cornaline, la septième de chrysolite, la huitième de béryl, la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième de hyacinthe et enfin la dernière d’améthyste, mais elle ne put même pas ériger le premier niveau des premières assises.
Elle aurait voulu que, par la seule magie de son souffle de nouvelle femme, les silices fusionnassent avec les carbonates pour pétrifier le sable, mais les grains de sable filèrent indéfiniment entre ses doigts, ne changèrent pas d’état ni ne montèrent bien haut.
Son rêve de sorcière partait en capilotade.
Sans moiteur, trop sec, le sable n’était jamais devenu pierre angulaire, pierre de faîte, clef de voûte. Faire tenir le sable en pierre lui était impossible autant que transmuer le fer en or.
Peut-on faire le moindre pâté de sable sans eau? Comment Gammadia l’avait-il pu?
Alors que son temps s’achevait irrémédiablement et qu’elle n’avait rien construit, elle comprit que la cité d’Acalban ne tenait pas grâce à l’œuvre de ses seules mains. Elle se rappela qu’à l’Âge de la Barbarie, contée par sa mère, les primitifs séparaient le langage des femmes de celui des hommes, les unes avaient une parole sèche et les autres une parole humide.
Si Amégali n’arrivait même pas à ériger un pâté de sable, c’est qu’elle était du côté de la parole sèche, ou parole première, celle issue de l’esprit premier Amma, cette parole indifférenciée sans conscience de soi.
Ainsi était la femme qui se vivait mais ne se disait pas. Voilà pourquoi la berbère n’érigeait pas le sable.
À l’inverse, les quatre coins de la lice de Gammadia G, M, M, D formaient l’ossature de son chapiteau. Si Amégali avait voulu le copier, elle n’aurait pu répliquer que bancalement par ses trois consonnes, M G L, auxquelles il aurait manqué un pied pour tenir dans ce monde basé sur le quatre.
Selon les primitifs de l’Âge de la Barbarie, Gammadia possédait cette parole humide germée de l’œuf cosmique, qui pénétrait l’oreille, descendait dans la matrice et fécondait les formes. Cette parole était le son audible donné par la semence mâle. C’est la semence de ses mots qui mouillait le sable et le faisait tenir.
Elle comprit que la cité ne reposait que sur son nom et que la croyance en ce nom retenait la forme, et sa fonction.
Il ne restait que dix secondes dans le sablier mais tout n’était peut-être pas perdu car elle pensait maintenant avec une vélocité incroyable. Au nom de quoi devrait-elle périr? Les règles du jeu étaient truquées. De nouveau elle utiliserait la ruse, "fides" la parole, et son envers la feinte. Parole sèche et parole humide! Cela pouvait tenir une maison, un empire, mais pas plus! Que la parole de la femme soit sèche n’empêchât nullement l’humanité de tourner autour!
Elle serait Daruna, la poupée qui se redresse!
Elle ferma les yeux et entrevit la faille de l’homme qui est dans sa force même. La femme était forte de n’avoir rien à perdre. L’homme n’avait que son nom pour exister et transmettre. Il commençait sa phrase par "moi, je..." et la femme par "moi, rien..." Parole sèche, disait-on.
Le temps finit de s’écouler.
Les hérauts sonnèrent et Gammadia s’approcha.
- Je ne vois rien sur ta lice. Moi j’ai bâti, et toi?
- Moi, rien... En effet, il n’y a rien. Je reconnais avoir perdu.
Il fallait gagner du temps, qu’elle replaçât l’homme à l’intérieur de ses mots et qu’elle les corrompît, qu’il n’en pût plus sortir. Elle ourdissait son plan tandis qu’elle baissait la tête, faisait la soumise, le fruit de l’arbre sur lequel il pourrait presque porter la main.
Tout ce passait comme Gammadia l’avait prévu mais elle détournait la dernière sourate du Veda; il avait chanté les Hymnes en expliquant les règles du combat, avait joué des Charmes en bâtissant son chef d’œuvre, elle avait entamé les Liturgies en le louangeant et maintenant venait l’heure des Spéculations.
Ce domaine n’existait pas, il n’était que l’enceinte d’un stade dont les exploits imaginaires ne tenaient que par les piliers de la crédulité de l’observateur.
Elle avait compris.
- Bien. Tu connais le sort qui te sera dû.
- Oui. Je l’accepte.
Les deux parlaient, mais elle ne l’écoutait pas et ne s’écoutait pas répondre. Il fallait gagner du temps. S’il n’avait pas voulu la tuer, elle aurait pu céder à la fascination de se laisser expliquer tous les sens de sa construction. Elle les aurait bus sur ses lèvres, car, il ne fallait pas croire, elle n’était pas forcément de bronze. Il serait devenu son Maître-racine, Celui-qui-ouvre-pour-la-première-fois-les-yeux, elle aurait accepté qu’il soit la pluie tombant doucement du ciel et pénétrant profondément la terre. Mais la guerre était là!
Pour faire durer, elle se fit belle parce qu’on est plus vigilant avec l’objet de prix, il coûte plus cher de le détruire. Ses sourcils décrivirent un arc comme la sourate du Galam, elle mordit ses lèvres, les tailla dans le rubis, creusa son menton d’une fossette, ses dents apparurent comme des grêlons d’égale grosseur.
Elle revit sa mère chamelle lui donnant un des derniers conseils après que son sang menstruel l’eût coupée de sa première enfance.
- Écoute-moi bien ma fille, entre l’homme et l’amour, il y a la femme, entre l’homme et la femme, il y a un monde, et entre l’homme et le monde, il y a un mur.

Entre l’homme et la femme, entre Gammadia et Amégali dont il refusait la forme d’amour qu’est la fascination, il y avait le monde qu’il avait construit pour régner sans partage, la vaincre et la tuer, mais entre ce monde et lui, restait un mur qu’elle devrait ébranler.
- Avant que je ne trépasse, puis-je émettre une dernière requête?
Ses deux petits seins de tout juste seize ans, encore en croissance, soulevaient et repoussaient son léger vêtement, l’éloignaient et le rapprochaient de sa poitrine.
- Je t’écoute.
- Ton architecture est si merveilleuse que je voudrais la visiter une dernière fois.
- Bien. Va et prend le temps qu’il te faudra. Je ne suis pas pressé. Le temps ne compte pas, prends un jour, un an, dix ans...
- Je n’en prendrai pas tant. Je voudrais mourir jeune, pour que tu gardes le plus beau souvenir possible de moi.
Amégali se resservit d’une nouvelle chorba que Gammadia venait de lui préparer. Elle en but une gorgée et, sans se dessaisir de son écuelle en bois de palmier, pénétra dans l’empire somptueux. Ses pas frôlaient le sable, y déposaient des traces comme l’on dépose des baisers.
Elle entra, visita, s’assit sur un banc et médita, puis sortit en oubliant son écuelle de chorba.
Gammadia avait revêtu un habit de bourreau et tenait en laisse quarante sloughis affamés, dressés pour l’attaque, qui montrèrent les crocs dès qu’il la leur désigna.
Amégali négligea les langues pendantes de la meute.
- Ô Gammadia, je reprendrai bien un peu de chorba. Avant que la lame ne glisse, je voudrais que passe en moi le dernier plaisir de ressentir l’harmonie de ta composition, l’once de farine, les quatre dattes, les huit raisins de Smyrne et les seize arachides.
- Je te remercie de l’aimer. Je vais te resservir. Mais, où est ton écuelle?
- Ah! Je l’ai oubliée dans ton univers. Peux-tu aller me la chercher?
- Je peux te servir dans une autre.
- Non, je désire celle que j’ai tenue. C’est avec elle que j’ai médité. Elle est pleine des émanations de ta construction. Y plonger mes lèvres sera emporter un peu de toi.
Gammadia laissa Amégali à la garde des sloughis.
Puis il alla.
En chaque architecture existe un point de faiblesse, un talon d’Achille, un bouton qui, pressé, fait exploser le tout.
Amégali attendit que le Bâtisseur au tablier de peau rentre dans le palais et s’approche du frontispice. Là, d’un doigt, elle entreprit d’écrire sur le sable durci son nom, AMÉGALI, afin d’ajouter une infime frise à la création sacrée, un petit hiéroglyphe d’hystérie, de faire d’un trait simple un trait rompu.
L’air trembla quand son doigt approcha. Elle écrivit M, puis G, puis L.
Cette filiation falsifiée dissociait l’architecture qui ne savait plus sur quoi reposer. Son réel ne se donnait à voir qu’imaginairement, que porté par le nom de Gammadia. Le nom de son maître était sa structure. Qu’on le troublât et la construction ne tenait plus. Le nom d’Amégali, M G L, était bancal, il manquait une patte à G M M D, toujours il manque une patte à la femme par rapport à l’homme.
Tout se passa vite, des fissures lézardèrent les nefs, des torchis s’abattirent, les colonnes ne se reconnaissaient plus et n’arrivaient pas à se dénombrer. Le nom inscrit d’Amégali avait trahi la parole fécondante, asséché le brouillard vivifiant.
Les milliards de mètres cubes érigés s’abattirent. La place du Maître n’était pleine que de son nom.
Il ne resta qu’une dune de l’irréelle bâtisse. Plus rien de concret.
Le cri de Gammadia jaillit neuf heures de sous la dune, puis s’éteint.

Amégali regarda les quarante sloughis. Alors qu’ils la gardaient, rageurs, dents dégainées, ils se trouvaient désemparés et vinrent s’affaler à ses pieds. Sans Maître, ils n’étaient rien.
Des lignes noires zébrèrent de rayures obliques le sable rouge de Quarponéda. Le territoire portait le deuil du Grand Maçon.
La jeune fille reprit de la chorba dans une nouvelle écuelle.
Elle songea à sa parole sèche, laissa s’écouler du sable entre ses doigts. Elle n’avait jamais rien voulu posséder. Le sable ne gardait rien, filait, tandis que la pierre gardait odeur humaine, unissant le Ciel et la Terre.
Ce n’était là qu’illusion d’homme qui veut sortir de terre et tracer son linga. Il cherche à ce que la pierre fixe son esprit quand le sable ne le peut pas. La femme n’avait pas d’esprit, il le disait assez.
Les grains coulaient entre ses doigts. Elle se sentait proche de ce sable, liquide comme l’eau et abrasif comme le feu, qui épousait les formes et se moulait à elle.