Elle marcha dix-sept jours et dix-sept nuits avant d’atteindre un lieu habité. Que sa déportation l’avait entraînée loin!
Les toits du premier hameau des Uriennes se dressèrent enfin.
La première Urienne qui la vit resta stupéfaite, la bouche ouverte. Quelle était cette apparition violette, presque nue car la transparence des vêtements ne cachait rien des formes horriblement pulpeuses? Quelle était cette bouche fardée de rouge, quelle était cette main à six doigts palmés? Un hoquet de stupéfaction agitait sa petite poitrine de craie blanche. Aucune femme d’Urie n’était jamais stupéfaite. Que Palmyre apparut et l’ordre s’effritait. L’air vibrait de ce soudain désordre. Des soeurs approchèrent. Leurs yeux s’hébétèrent sur l’apparition. On les mettait en face d’un sexe, qui parlait, disait “bonjour” puis “il y a longtemps, mes soeurs”.
Tout y était, les petites lèvres et les grandes, le clitoris qu’elles n’avaient plus. Oh que ces lèvres, autant les vraies que les mimées étaient charnues! Les leurs s’étaient rétrécies de ne pas servir, blondes, sans poil, presque closes, et voilà qu’un indécent sexe passé resurgissait, déployé, terre en friche et non plus en jachère, dont les lèvres disaient “bonjour” comme elles auraient dit “viens”.
Horrifiées, elles ne se détachaient plus de ce sexe peint sur la gueule, ce mystère trop transparent. Dans l’entre-temps, entre le Temps de la Barbarie et celui d’Urie, elles appelaient leur sexe être-fort-ne-pas-être-fort”. Voilà à quoi ce visage leur faisait songer.
Toutes restaient là massées, choquées, la bouche en O devant cette monstruosité qui pénétrait en leur sein. Quelle horreur, ou splendeur d’une âme, elles n’auraient pu le dire, reflétait cette étrangeté zinzarine? Elle effrayait comme une fatalité en marche dont les doigts pourraient vous toucher et pire, vous entraîner. Vers quels abysses?
Toutes crurent avoir mâché le khât qui hallucine et rend fou, puis une d’entre elles reconnut Palmyre. La frayeur, qui les rendait mutiques, se mua en colère. Cette double lèvre pourpre n’était que la Rejetée Palmyre qu’une Circé aurait transformée en “Vulve-guerre”. Ses violettes cuisses fortes, ses seins ballons gonflés, ce maquillage, ces incisions, ce rubis, tout ce corps n’était plus qu’un fourreau à armes.
Palmyre la morte revenait en fantôme teint à la langue bifide, mi-femme mi-dragon. Son nom passa de lèvres en lèvres, Palmyre, Palmyre, Palmyre... et des pierres furent lancées en même temps que des lazzis.

- Vade retro fantômas, vade retro putanas...
- Fantômas putanas... fantômas putanas... fantômas putanas...
Toutes crachaient les mêmes injures. Toutes les hybrides se fondaient en un unique corps tentaculaire, une colline d’ouate blanche à une seule gueule mais à mille bras, une hydre à une tête dont la bouche scandait “ fantômas putanas... fantômas putanas...”
- Femme d’infortune, cria la tête bravache qui les réunissait toutes, où as-tu pêché cette mauvaise apparence, laide et belle, laidissime et bellissime...
- Laidissime et bellissime... laidissime et bellissime... laidissime et bellissime...
- De quel enfer resurgis-tu? Qui cherches-tu à séduire par tes lèvres rubis, ta peau de figue mûre, ta parure, ta chemise, tes filets, tes croissants?
- Tes rubans, tes onguents, tes blanches dents et ton turban...
- Quelle laideur et puanteur sont-elles si fortes en toi que tu doives les masquer par des parfums capiteux?
- Les péchés capiteux, les péchés capiteux...
- Dans le monde de La Seigneur on ne cache ni ne masque ni t’attise ni ne truque...
- Ni na ni na ni na ni na ni...
La tête de l’hydre à mille membres se démultipliait parfois en mille têtes stupides, coryphée qui reprenait les rimes ou bêtifiait des sons. Les jets de pierre recommencèrent.
- Mes soeurs, j’ai parcouru le monde dix-sept jours avant de vous rencontrer.
- Dix-sept... dix-sept... dix-sept... dix-sept...
- Les bouches se tordirent. Dix-sept! Toutes reculèrent. Horreur! Que prononçait-elle ce nombre maléfique?! L’arcane 17 du jeu de tarot n’évoquait-elle pas la mutation, la néfaste renaissance? Ah 17! Même les romains l’honnissaient car les lettres qui le composaient représentaient celles, changé d’ordre, de la phrase “j’ai vécu”.
- Pas de je... pas de je... pas de je...
- Pas de cul... pas de cul... pas de cul...
- Pas de jeu... pas de jeu... pas de jeu...
Les têtes de l’hydre se désorganisaient, les couleuvres de leurs cous allongés tremblaient, le chignon de leurs jolis cheveux se défit, elles semblaient machine désorganisée coincée.
Une bourrasque passa qui mit fin à leurs mots fous. La tête ne fut plus qu’une et les bras nombreux reprirent leurs jets malhabiles de pierre.
La trop belle Palmyre vulvaire s’éloigna, si belle, pleine et entière que toutes la voyaient double telle une vache et son veau. Elle se retourna, leur présenta une dernière fois sa face incisée, maquillée comme une glaçure polychrome.
Les pierres roulaient non jusqu’à ses sabots, mais jusqu’à ses pieds à six doigts.
Elle recula avec une luxueuse déambulation qui rendit leurs jets mesquins. Les Uriennes s’emparèrent d’un grand-duc sitôt que Palmyre eut disparu derrière une colline. Elles l’occirent, selon d’anciennes coutumes, afin que ce fantôme pourpre ne revienne jamais, recueillirent le sang dans une calebasse et en tachèrent leurs fronts.
Palmyre joignit encore plusieurs villages. Seule, elle avançait toujours comme si elle précédait cent suivantes. Chaque camp, propre et bien tenu malgré sa situation de veilleur dans la grande boue du monde hors de la membrane d’Urie, la désenchanta.
D’un village à l’autre, les portes s’ouvraient puis se refermaient sur le même effroi, les injures s’habillaient des mêmes mots, les pierres lancées aboutissaient à la même distance. Aucune Urienne n’avait plus de force que l’autre, aucune ne gonflait sa culotte d’aromates, toutes se parfumaient, les jours de fête, du même soupçon d’encens. La différence était un crime.
Les paroles de ses soeurs la blessaient davantage que les projectiles mais Palmyre ne le montrait pas, faisait la bravache, augmentait ses chairs, tournait le dos à ses anciennes compagnes et dévoilait son cul pourpre, bien fendu, en nouvel astre qui s’interposerait au soleil.
Ah, il n’y avait pas de petit plaisir! Son coeur se serrait mais elle relevait sa robe, se penchait bien, leur pétait à la face non du sale mais de l’intime, senteurs d’herbes d’entrejambes aux vertus ensorcelantes, entre horrible et désirable, entre chaude miche dorée et algues marines. Puis elle allait.
Puisqu’il en était ainsi, elle accepterait sa parure comme marque de la différence. Elle recréerait une cité luxurieuse en faisant venir à elle les Différents et les Différentes, qu’ils viennent d’Urie ou des lointaines tribus d’hommes. Elle serait le pôle d’attraction des péchés, se jucherait sur des hauts talons, en nouvel échassier du désir sur la colline dodue de l’univers, cambrerait ses fesses vers les plus hautes sphères, celles des basses oeuvres des hommes. Elle serait le phare rouge vers lequel les mâles reviendraient, la glu mielleuse dans laquelle ces abeilles travailleuses du zob viendraient perdre leur dard!
- Que dit la putain, que dit la putain, que dit la...
Longtemps après son départ, les insultes fusaient encore, le discours restait au travers des gorges.

Palmyre avait repris à l’envers le chemin des dix-sept jours et dix-sept nuits, chiffre de la mutation, mais Ectaline ne l’entendait pas ainsi. Comment cette Rejetée osait-elle parler de fonder une cité, un comptoir de l’Inde avec bagages, valets, et tout un train de satrapes? Elle aurait dû se satisfaire d’avoir survécu au grand désert des Aventures. La Seigneur, dans sa toute bonté, laissait la vie sauve à celles qui en réchappaient pourvu qu’elles ne revinssent pas briser l’ordre, l’harmonie. Palmyre, par ses visites, avait rompu ce pacte et Ectaline, Reine d’Urie, se pensa en droit de la tuer.
À mi-course du voyage de Palmyre, elle chargea les vents d’un poison qui rattrapa La Plantureuse et plomba ses paupières d’une incommensurable fatigue. La créature à six doigts tangua. Des mélopées s’approchaient, en glu mélodieuse.
Elle écouta. Que cette musique était belle! Tout à coup, elle se sentit trop fatiguée pour continuer son chemin!
Elle dressa sa tente et s’apprêta à se coucher, mais la mélopée n’arrêtait pas. Curieux sons, sons humains d’une humanité d’avant Urie, entre langue et violon, larmes et trilles que l’instrument émettrait s’il avait gosier de femme. Malgré la fatigue, elle n’arrivait pas à s’endormir. Quel délice poignant que ce concert! Les chants provenaient de l’autre flanc de la colline. Elle devait aller voir. Elle se leva, l’escalada malgré l’épuisement. À l’approche du faîte, elle s’aperçut que des parfums mêlés accompagnaient les sons, myrrhe, mélisse, hysope, ainsi que la senteur capiteuse et acide de la chair un peu transpirante, pas d’une chair mais de plusieurs se déclinant de l’épicé au sucré. Cette exultation qui dérogeait à l’ordre irritait mais ses narines n’en manquaient pas un effluve. Le vent apportait les sons mi-humains mi-instrumentaux sur ce plateau odoriférant.
Palmyre parvint au sommet de la colline et regarda l’autre versant. Quel choc! Pas d’arbres, de bosquets ni de dunes, mais un champ entier de femmes plantées en terre, enfoncées à mi-corps.
- Que ssssssont ces femmes plantées? siffla-t-elle.
Chaque sillon de cet arpent se peuplait de splendides femmes à corps de violons toutes espacées de deux mètres. Leurs têtes se chapeautaient de l’extrémité du manche du violon et de sa table d’harmonie. Elles étaient dénudées jusqu’au bassin, les hanches percées de deux ouïes. Le bas du corps, au-dessous du tronc, était planté en terre.
- Tu es dans le champ des femmes Stradivarius, soufflèrent les vents qui chantaient et jouaient sur elles, tu es dans ce beau champ cosmopolite unique dans tout Urie.
Par quel maléfice se trouvait-elle là?
Elle les dévisagea. Toutes étaient différentes, les cheveux de certaines étaient blonds, d’autres roux, châtains ou noirs, elles représentaient toutes les races de l’Ère de la Barbarie où les pays existaient encore, Brésiliennes, Chinoises, Africaines, Peuls du pays Foula et Maures de Krashna, Romaines, Londoniennes, Parisiennes... la multitude d’odeurs venaient de là, elles suaient selon leur souche.

Les poitrines dénudées affichaient la même variété que les visages. Palmyre discernait des petites poitrines, simples esquisses, des plus charnues et des intenses... tout humain, quel que fut son goût, pouvait trouver rotondité à sa main!
Quel beau champ de femmes-violons! Les bouches cosmopolites rayonnaient, leurs yeux ronds ou fendus rayonnaient, leurs dents rayonnaient, les langues grasses ou minces, vivantes ou mortes, mais mêmes les mortes vivaient, rayonnaient. Tout aurait été parfait si le bas de leur corps n’eut été planté en terre. Aucune ne pourrait plus sortir. Ces représentantes du désir du temps ancien, fossilisées mais vivantes, susurraient “viens... viens... viens...” sur toute une gamme mélodique que la polyphonie des accents rendait éminemment chatoyante.
- Viens... viens... hasta luego... come my friend... Kommen Sie schöne Fraü...
ça faisait des langues mouillées caracolant dans son cou, des caresses de palme de doigts qui flattaient des lèvres au nombril, du creux des seins au plus fragile de l’entrée des cuisses ou du creux interne du genou.
Il fallait résister. Ne pas s’endormir car c’eut été céder et les rejoindre. Ne pas rester là à jamais comme elles, bien plantées par un jardinier consciencieux, à deux mètres l’une de l’autre. Les voix hélaient son corps pour qu’il les rejoignît dans cette vallée. Le pelage violet de Palmyre approcha, aucune n’était violette, entrer dans la collection, en être le fleuron, le plus beau des papillons épinglés... Toutes stridulaient des sons afin qu’elle rejoignît leur dynamique et statique néant figé, ce violoneux musée des plus beaux exemplaires des races passées. Elles se tendaient à cran afin d’empeauter Palmyre dans leur champ.
- Viens... Tu pourras partir quand tu le voudras, jouaient-elles piccolo sexualo saxo, sachant qu’aucune n’était jamais repartie.
Le vent, chargé du poison somnolent, soufflait et soufflait autour de Palmyre, Ectaline soufflait pour porter le vent et que la belle s’écroulât.
Les paupières de Palmyre lui semblaient lourdes. Elle s’approcha à un doigt de la première des femmes Stradivarius plantées. La femme tendait son bras, agitait ses doigts parfaitement peints afin d’attraper l’extrémité d’un ongle de Palmyre et la tirer vers elle. Les billes folles des yeux de l’incisée passaient de l’un à l’autre de ces plots-femmes-plantées, percutaient l’une, puis l’autre. Toutes, exaltées ou retenues, étaient différentes et parfaites. La même convoitise sauvage transpirait de leur peau, des brunes piquantes susurraient “je suis bestiale viens”, des blondes prudes minaudaient “je suis trop sophistiquée va-t-en” mais tendaient les doigts. Les yeux de Palmyre allaient d’une offerte à une rétive, puis à une offerte qui disait “non” et à une rétive qui susurrait “oui”, à devenir fou... Elle trouvait toutes ces femmes Stradivarius belles de A à Z, du ventre au cordier jusqu’aux touches des chevilles. Elle lorgnait les corps jusqu’à l’âme, ce petit morceau de bois cylindrique placé à l’intérieur du coffre, sous le chevalet. D’une à l’autre, elle ne voyait que des violons signés, nul crincrin!
Tendues, elles attendaient le coup de queue d’archet du pauvre passant qui céderait, un pincement de doigt et il deviendrait leur proie, un coup de mèche de crin et il serait fini, la note l’embrasserait jusqu’à l’étranglement. Le passant masculin deviendrait l’engrais de ces belles carnivores, et la passante se retrouverait plantée en nouvelle espèce, à l’extrémité du dernier sillon.
Les doigts de Palmyre se rapprochèrent des doigts tendus, dix centimètres puis cinq, quatre, deux, un... elle réussit à s’arrêter à quelques millimètres de la jonction fatidique. Une des Stradivarius cria une fausse note de dépit. Palmyre reprit ses sens, et se ressaisit. Sa main, amorça une décrue et s’écarta du pôle d’attirance. En s’éloignant, l’attraction faiblissait. Partir. S’extirper. Sexe tirer. Elle arriva enfin à se dégager de la glu du magnifique troupeau. Non, elle ne serait pas un numéro de plus dans ce champ des violoneuses désirables, ses belles hanches ne se figeraient pas en nouveau millésime. Elle resterait elle, de son temps, de celui d’Urie, ne vivrait pas dans les vestiges étiquetés mais augurerait un temps nouveau!
Elle rampa jusqu’à sa tente, la replia, appelant ses membres à un gigantesque effort qui lui prit tout le temps qui sépare la vie de la mort. Derrière elle le chant continuait “come... Kommen-Sie... vieni cara...”, les langues s’agitaient pizzicato, en sautillé, en vibrato, en démanché ou léger legato, puis le son s’estompa tandis que sur ses deux pieds à six doigts elle s’arrachait difficilement à cette nasse.
Non, elle ne prêterait pas son corps aux gouges, rabots, limes ou traçoirs à fileter du luthier maître de ce champ!

Elle ne s’effondra que plus loin, hors de la portée d’attraction du chant des sirènes de violons. Prise de sanglots, elle s’écroula sur le sol que ses larmes détrempèrent. Qu’étaient ces femmes de désir devenues?
Le matin la trouva avec la victoire comme seul panache. Défaite, mal peignée, le maquillage de ses lèvres ruisselant en vieille peau fripée, elle était vivante. Une ombre de regret la saisit. Dans ce champ des désirs où les femmes Stradivarius semblaient dans un musée ouvert de Madame Tussaud, il n’y avait plus à lutter, seulement à attirer le chaland. Allez... ne pas se laisser aller.
Palmyre se mit à rire, et les rires, chassant les nuages, firent obstacle au vent maléfique d’Ectaline. Son rire répara le désordre de ses cheveux, lui cercla de nouveau les lèvres d’un anneau rubis, estompa ses paupières pourpres d’une trace de vert.
Quelques jours plus tard, elle retrouvait Kir Hareseth.
Les ossements de sa mère avaient disparu. Un royaume l’attendait, dont le porche d’entrée, haut de trente mètres, était formé à partir des tibias agrandis de la vieille.
C’est là, en marge d’Urie, qu’elle donna chair à son palais. Des premiers hommes, alertés par les vents, simoun et harmattan, s’échappaient des tribus éloignées pour la rejoindre. Bientôt, ils peupleraient les rues des cris de leur désir.
Elle se haussa et clama à la brise: “Je ferai de la tentation un entêtant besoin, du désir un but violent, de la femme l’arme suprême qui défiera les cieux. Chaque femme qui passera dans une ruelle y mettra l’univers entier! Chaque femme, à ma suite, sera une reine des péchés avançant d’une fangeuse grandeur. Armes, larmes, je saurai faire pleurer ceux que la lance du désir perce. Celui qui tient la lance ne saura même pas qu’il est la cible! Je ferai revivre le temps des danses sur le parquet des faux-semblants.”